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MÉMOIRES.

de suite à manger, n’aurait jamais eu le cœur de faire coucher un de ses enfants sans souper. Me voilà donc aussi libéré de la seconde punition. Restait la troisième : Je le dirai à ton père. Ah, diable ! voilà ce que je redoutais le plus. Il est vrai que mon père ne m’avait jamais donné un tapin, ce qui ne m’empêchait pas de le craindre comme le feu, même lorsque j’étais homme fait. Comment soutenir, en effet, son regard quand il était courroucé ou qu’il affectait de l’être ? La vue de ces grands yeux noirs, qui lançaient alors des flammes, et que peu d’hommes pouvaient soutenir, m’effrayait tellement que je me serais alors réfugié dans un trou de souris.

Je me promenais de long en large, pensif et affligé, comme Napoléon sur le rocher de Sainte-Hélène, quand j’aperçus tout à coup deux grandes ombres noires qui se dessinaient dans la voie royale, et suivies aussitôt de deux récollets qui entraient dans la cour du manoir. J’étais sauvé ; d’un bond je fus dans la maison, en criant : Maman, les frères récollets ! — Ah ! tant mieux, dit ma mère, nous allons donc avoir la paix et la tranquillité ! Je reprends aussitôt ma course et une minute après, je faisais mon entrée triomphale dans les bras d’un des fils de Saint-François.

— Charmée de vous voir, mes frères, leur dit ma mère ; vous devez être bien fatigués, vous devez avoir froid ; asseyez-vous près du feu, en attendant un petit verre de liqueur aux framboises qu’on va vous apporter pour vous réchauffer. Mon mari va rentrer dans l’instant ; il est à son écurie, veillant lui-même à ce que ses animaux soient bien soignés par nos domes-