Page:De Musset - Nuits, 1911.djvu/12

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sentir changent avec elles : d’où nous pouvons prévoir, en second lieu, que l’immortalité des poètes sera simplement une alternance de notoriété et d’oubli, selon que les époques, sympathiques ou non à cette psychologie d’un moment, iront la chercher dans sa nuit ou l’y laisseront croupir ; chaque fois que le roulement des siècles ramènera des âmes similaires, le poète d’antan remontera des ténèbres, quitte à y retourner quand une nouvelle époque prendra d’autres soucis ; mais s’il avait découvert, dans la changeante humanité, un sentiment qui fût immuable, et s’il l’avait traduit, sa gloire serait perpétuelle.

Enfin, on peut assurer que nul poète ne sera viable qu’à la condition d’avoir été sincère ; une œuvre n’a de vie que si l’auteur y infusa la sienne ; aucun talent n’est capable de suppléer à l’âme, quand elle manque ; le mensonge peut réussir en politique, dans l’histoire, dans les affaires, et même en amour : en art, il ne trompe jamais qu’une génération, et la suivante en fait justice : ce qui n’est que de l’encre s’évapore.

Pour ces raisons, Alfred de Musset devait être logiquement le plus aimé des poètes, puisqu’il, s’est donné sans réserve à l’unique sujet qui passionne les créatures, dans leur âge le plus enthousiaste.

Quel éphèbe ou quelle vierge, quelle femme ou quel homme déjà mûr n’a pas été virtuellement poète, au moins pendant un soir d’extase ou de chagrin ? Quel être n’a senti remuer, aux tréfonds de son âme, et ne fût-ce qu’une minute, l’embryon vagissant de quelque strophe qui s’efforçait de naître pour entrer en communion avec la nuit peuplée d’étoiles ? À tous ces lyrismes muets, et secoués dans leur silence, Musset apporte la parole qui leur faisait si cruellement défaut ; et chacun d’eux a pu, en l’apprenant par cœur, fixer durablement le souvenir de ce qui, dans la plate existence, avait été pour lui l’heure de floraison et d’épanouissement. Par tous ceux-là, Musset fut aimé avec gratitude, et c’est justice ; par eux aussi, il fut aimé avec tendresse, étant toujours celui « qui leur