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CORINNE OU L’ITALIE.

rayon de la lune éclairait doucement ; elle se sentit tout à coup saisie par un attendrissement purement généreux. Elle contempla cette expression de piété si pure, ce visage si jeune, que les traits de l’enfance s’y faisaient remarquer encore ; elle se retraça le temps où elle avait servi de mère à Lucile, elle réfléchit sur elle-même ; elle pensa qu’elle n’était pas loin de trente ans, de ce moment où le déclin de la jeunesse commence, tandis que sa sœur avait devant elle un long avenir indéfini, un avenir qui n’était troublé par aucun souvenir, par aucune vie passée dont il fallût répondre ni devant les autres, ni devant sa propre conscience. — Si je me montre à Lucile, se dit-elle, si je lui parle, son ame encore paisible sera bientôt troublée, et la paix n’y rentrera peut-être jamais. J’ai déjà tant souffert, je saurai souffrir encore ; mais l’innocente Lucile va passer, dans un instant, du calme à l’agitation la plus cruelle ; et c’est moi qui l’ai tenue dans mes bras, qui l’ai fait dormir sur mon sein ; c’est moi qui la précipiterais dans le monde des douleurs ! — Ainsi pensait Corinne. Cependant l’amour livrait dans son cœur un cruel combat à ce sentiment désintéressé, à cette exaltation de l’ame qui la portait à se sacrifier elle-même.