Page:Defoe - Lady Roxana.djvu/307

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ser lorsque j’arrivai près d’elle pour la saluer, ce fut cependant avec un intime et inconcevable plaisir que je la baisai, sachant que je baisais mon propre enfant, ma propre chair, mon propre sang, sorti de mes flancs, et à qui je n’avais jamais donné un baiser depuis que je leur avais dit adieu à tous, au milieu d’un torrent de larmes et avec un cœur presque anéanti de douleur, lorsque Amy et la brave femme les avaient emmenés et étaient allées avec eux à Spitalfields. Aucune plume ne peut décrire, aucun mot ne peut exprimer, dis-je, l’étrange impression que cela fit sur mes esprits. Je sentis quelque chose qui courait dans mon sang ; mon cœur palpita ; des flammes passèrent dans ma tête ; je vis trouble ; il me sembla que tout ce qui était en moi tournait, et j’eus bien de la peine à ne pas m’abandonner à l’excès de mon émotion à sa vue tout d’abord, et bien plus lorsque mes lèvres touchèrent sa figure. Je pensais que j’aurais dû la prendre dans mes bras et la baiser mille fois, qu’elle le voulût ou non.

Mais, faisant appel à mon bon sens, je secouai cette impression, et, avec un malaise infini, je m’assis enfin. Vous ne vous étonnerez pas si, après cette surprise, je ne fus, de quelques minutes, capable de prendre part à la conversation, et si mon désordre se laissa presque découvrir. J’avais à lutter contre une complication cruelle : je ne pouvais cacher mon trouble qu’avec la dernière difficulté, et cependant de la manière dont je le cacherais dépendait tout l’édifice de mon bonheur. J’usai donc de toute la violence que je pus sur moi-même pour éviter le mal qui me guettait au passage.

Je la saluai donc ; mais, comme je me dirigeai d’abord vers la dame du capitaine, qui était à l’autre bout de la cabine, en pleine lumière, l’occasion s’offrit à moi de me tenir le dos au jour en me retournant vers elle qui était un peu à ma gauche ; de sorte qu’elle ne pouvait bien nettement me dévisager quoique je fusse tout près d’elle. Je tremblais, et ne savais ni ce que je faisais, ni ce que je disais. J’étais dans la plus terrible extrémité, au milieu de tant de circonstances qui s’abattaient sur moi, obligée que j’étais de cacher mon désordre à tout le monde au moment du plus grand péril, et en même temps m’attendant à ce que tout