Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 2.djvu/462

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me serait très-aisé de l’emmener, puisque dans le pays on n’exerçait point sur lui de surveillance. Après avoir roulé cette idée dans ma tête quelques instants, je lui dis que, comme je n’allais pas à Moscou mais à Archangel, et que je voyageais à la manière des caravanes, ce qui me permettait de ne pas coucher dans les stations militaires du désert, et de camper chaque nuit où je voulais, nous pourrions facilement gagner sans malencontre cette ville où je le mettrais immédiatement en sûreté à bord d’un vaisseau anglais ou hollandais qui nous transporterait touts deux à bon port. — « Quant à votre subsistance et aux autres détails, ajoutai-je, je m’en chargerai jusqu’à ce que vous puissiez faire mieux vous-même. »

Il m’écouta très-attentivement et me regarda fixement tout le temps que je parlai ; je pus même voir sur son visage que mes paroles jetaient son esprit dans une grande émotion. Sa couleur changeait à tout moment, ses yeux s’enflammaient, toute sa contenance trahissait l’agitation de son cœur. Il ne put me répliquer immédiatement quand j’eus fini. On eût dit qu’il attendait ce qu’il devait répondre. Enfin, après un moment de silence, il m’embrassa en s’écriant : — « Malheureux que nous sommes, infortunées créatures, il faut donc que même les plus grands actes de l’amitié soient pour nous des occasions de chute, il faut donc que nous soyons les tentateurs l’un de l’autre ! Mon cher ami, continua-t-il, votre offre est si honnête, si désintéressée, si bienveillante pour moi, qu’il faudrait que j’eusse une bien faible connaissance du monde si, tout à la fois, je ne m’en étonnais pas et ne reconnaissais pas l’obligation que je vous en ai. Mais croyez-vous que j’aie été sincère dans ce que je vous ai si souvent dit de mon mépris pour le monde ? Croyez-vous que je vous aie parlé du fond de l’âme, et