Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 2.djvu/463

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qu’en cet exil je sois réellement parvenu à ce degré de félicité qui m’a placé au-dessus du tout ce que le monde pouvait me donner et pouvait faire pour moi ? Croyez-vous que j’étais franc quand je vous ai dit que je ne voudrais pas m’en retourner, fussé-je rappelé pour redevenir tout ce que j’étais autrefois à la Cour, et pour rentrer dans la faveur du Czar mon maître ? Croyez-vous, mon ami, que je sois un honnête homme, ou pensez-vous que je sois un orgueilleux hypocrite ? » — Ici il s’arrêta comme pour écouter ce que je répondrais ; mais je reconnus bientôt que c’était l’effet de la vive émotion de ses esprits : son cœur était plein, il ne pouvait poursuivre. Je fus, je l’avoue, aussi frappé de ces sentiments qu’étonné de trouver un tel homme, et j’essayai de quelques arguments pour le pousser à recouvrer sa liberté. Je lui représentai qu’il devait considérer ceci comme une porte que lui ouvrait le Ciel pour sa délivrance, comme une sommation que lui faisait la Providence, qui dans sa sollicitude dispose touts les évènements, pour qu’il eût à améliorer son état et à se rendre utile dans le monde.

Ayant eu le temps de se remettre, — « Que savez-vous, Sir, me dit-il vivement, si au lieu d’une injonction de la part du Ciel, ce n’est pas une instigation de toute autre part me représentant sous des couleurs attrayantes, comme une grande félicité, une délivrance qui peut être en elle-même un piége pour m’entraîner à ma ruine ? Ici je ne suis point en proie à la tentation de retourner à mon ancienne misérable grandeur ; ailleurs je ne suis pas sûr que toutes les semences d’orgueil, d’ambition, d’avarice et de luxure que je sais au fond de mon cœur ne puissent se raviver, prendre racine, en un mot m’accabler derechef, et alors l’heureux prisonnier que vous voyez maintenant maître de la liberté de son âme deviendrait, en pleine possession de toute liberté per-