Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 2.djvu/503

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Le Seigneur est le maître de la vie et de la mort. Il envoie sur les bords du tombeau et il en retire à son gré. Celui-ci est enlevé à la fleur de son âge ; est-ce un malheur pour lui ? L’esprit de Dieu répond dans le livre de la Sagesse (IV, ii) : « Il a été enlevé de peur que son entendement ne fût corrompu par la malice, et que les apparences trompeuses ne séduisissent son âme. »

Le terme de la course de celui-là est reculé jusqu’à la vieillesse la plus avancée ; faut-il l’en féliciter ? Oui. S’il fait usage des jours qui lui sont laissés pour réformer ses penchants dissolus : non, s’il ne se sert de cette prolongation que pour endurcir son cœur et aggraver son fardeau. Ce peuple remporte des victoires éclatantes ; qui osera décider que la Providence a voulu récompenser ses vertus ? Cet autre peuple a vu moissonner l’élite de ses guerriers sur le champ de bataille ; qui sera assez téméraire pour assurer la Providence a voulu le punir ? Ô homme ! rougis donc de ton ignorance et de ton aveuglement ! Tu es dans l’ivresse de la joie, quand tu devrais être dans la douleur ; tu pleures, quand il faudrait te réjouir. Tu confesses que tes pieds ont chancelé dans la foi à la vue de la paix des méchants, et bientôt tu prétends expliquer ce mystère ! Quelle inconcevable présomption !…

Les préjugés de la nation et de secte enfantent bien des erreurs, comme on va le voir. Robinson Crusoé, après avoir représenté un religieux bénédictin, qui joue un assez beau rôle dans la dernière partie du roman, comme papiste, comme prêtre papiste, et définitivement comme prêtre papiste français, reconnaît néanmoins (tome ii, page 203), que c’était un homme grave, sobre, pieux, plein de ferveur, d’une vie régulière, d’une ardente charité, et presque en toutes choses d’une conduite exemplaire. Si l’injure de papiste, de prêtre, de français, est grave, la réparation est complète. Quelques courtes réflexions sur tout cela, et sur la tolérance, comme l’entend Robinson.

Lorsque l’ouvrage de Daniel de Foë parut, les Anglais applaudirent sans doute à ces trois mots qui étaient alors des injures de la plus grande force. Actuellement les préventions se sont tellement dissipées que ces injures ne seraient plus de mise. Les Papistes ont été émancipés, le nom du pape a été prononcé avec respect par des populations nombreuses en présence de l’illustre agitateur O’Connell, son mannequin n’est point brûlé dans Londres, la nation anglaise est l’alliée de la nation française, sans cesser d’être son émule de gloire. Les prêtres sont accueillis dans les cités de l’empire britannique, et révérés à l’égale des ministres anglicans. Oserait-on aujourd’hui demander excuse de ce qu’on fait l’éloge d’un homme qui réunit en lui les titres de papiste, de prêtre, et de français ? Aurait-on à redouter d’être blâmé d’apprécier, nonobstant sa communion, la valeur d’un tel homme, quoiqu’on le croie dans l’erreur, et de lui donner son vrai caractère ? c’est peu vraisemblable. Le temps a marché, et la sociabilité avec lui.

Qu’on aime à retrouver la sage réserve du religieux bénédictin à précipiter dans l’abyme infernal ceux qui ne vivent pas dans le sein de l’Église catholique ! Oui, hors de l’Église point de salut, c’est un principe inébranlable, c’est le fondement de la foi ; mais il est aussi de foi que Dieu est riche en miséricordes, qu’il peut jusqu’au dernier soupir de l’homme dévoyé laisser parler sa clémence, et qu’il n’appartient qu’au juge suprême de discerner ceux qui paraissent devant son tribunal avec le signe sacré du salut, d’avec ceux qui sont marqués du caractère de la réprobation. Dans le catholicisme il n’y a pas de proscription que pour l’erreur, qu’anathème contre l’erreur, mais il y coule une source inépuisable de compassion, d’espérance et de charité pour les errants. Plus on se rapproche de la vérité, plus on lui devient cher ; plus on conserve des traces de l’enseignement du Verbe éternel, plus on est sûr de lui être agréable. Cependant il ne tolère jamais aucune espèce d’alliance entre Jésus-Christ et Bélial, aucune association avec la vérité et le mensonge ; il cesserait d’être ce qu’il est, le dépositaire et le gardien des moyens du salut.

Il est douteux qu’aucun prêtre catholique portât aussi loin la condescendance que le bénédictin de Robinson. Il baptise lestement, et il laisse les néophytes entre les mains des Protestants pour être perfectionnés dans la science de l’Évangile. Il a beau dire qu’il existe une grande