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Pour trancher la question dans le vif, je proposerai un chef-d’œuvre de notre littérature, une composition qui plaît à tous les esprits, le Misanthrope de Molière. D’après l’idée fausse et vulgaire que je combats, cette comédie n’a point de but moral. Les uns donnent raison à Philinte, d’autres admirent les brusqueries d’Alceste, et cependant tout l’éclat de la haute raison que montre souvent cet homme de cour misanthrope est éclipsé par l’amour extravagant qu’il a pour la coquette Célimène. Vainement a-t-il près de lui une femme pleine de grâce et de douceur, Éliante, qui l’aime sincèrement ; il n’en veut pas. Enfin, quand la malheureuse dont il s’est entiché est abandonnée par tous ceux à qui elle a fait des noirceurs, Alceste, plus fou que jamais, lui offre de nouveau sa main, et lui propose un asile au moment même où tout le monde la repousse. À cette preuve d’amour et de générosité, Célimène répond par de froids sarcasmes, et tourne le dos à Alceste.

Qui a tort, qui a raison dans cette pièce ? Personne. Quel en est le but moral ? Il n’y en a pas. Et cependant, outre son grand mérite littéraire, cet ouvrage a celui plus important encore, de faire un appel à tous les sentiments généreux, d’épurer l’esprit, d’élever l’âme, et d’inspirer une idée avantageuse de soi-même à celui qui l’a admiré ; car on se croit meilleur quand on applaudit aux sublimes boutades d’Alceste. Voilà donc un ouvrage qui est très-moral, sans avoir précisément un but qui le soit, qualité que l’on retrouve également dans le Don Quichotte de Cervantès.

Mais ne quittons pas encore Molière. Les dévots de son temps, et sans doute ceux d’aujourd’hui, s’accordent pour décrier les productions de cet homme, à cause de plusieurs scènes un peu graveleuses qu’il a introduites dans ses pièces. Les gens du monde eux-mêmes se récrient maintenant sur la crudité de ses expressions ; et entre autres comédies de lui que j’ai entendu signaler comme immorales, je citerai l’École des femmes, l’École des maris et George Dandin. Certes en soumettant ces ouvrages au même examen que nous venons de faire subir au Misanthrope, le fond, la pensée et l’ensemble de ces trois dernières comédies en sortiront parfaitement purs, et l’on verra que Molière, pour faire ressortir les sentiments vrais, les instincts généreux, tout ce