Page:Delécluze - Romans, contes et nouvelles, 1843.djvu/22

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faiblissent, voilà les mauvais. Je conseillerai donc toujours de s’abstenir, autant qu’on le pourra, de la lecture des romans, parce que c’est la plus débilitante de toutes. Mais comme cette vertu est devenue à peu près impraticable en Europe depuis huit siècles, il faut en user à l’égard des romans comme avec les champignons, détestable nourriture assurément, mais dont tout le monde est avide, en sorte que la prudence hygiénique se borne à désigner ceux de ces végétaux qui sont décidément vénéneux, pour empêcher que les gens trop gourmands ne s’empoisonnent.

Une observation importante nous aidera à faire cette distinction parmi les romans. Les plus brèves recherches apprendront qu’il en a été beaucoup plus composé dans le nord de l’Europe qu’au midi ; et de plus, que les productions de ce genre faites en Italie ou en Angleterre, par exemple, ont un caractère tout à fait différent. Ce ne sont d’abord en Italie que des nouvelles : mais à mesure que la narration est travaillée par des habitants plus rapprochés du nord, elle s’étend, elle se développe et se transforme ordinairement en une analyse non-seulement des passions, mais de toutes les nuances du sentiment et des moindres habitudes de la vie privée. Les meilleures nouvelles de Boccace ne dépassent guère vingt pages, tandis que la Clarice de Richardson, en anglais, a huit volumes de trois cent soixante pages à trente-huit lignes de petits caractères.

À ces différences de formes très-importantes se joint celle du goût, qui l’est encore davantage. La passion chez les méridionaux étant vive, impérieuse, va droit au fait, n’est pas bavarde ; ce qui fait que les nouvelles de Boccace sont courtes.

Les gens du nord, au contraire, chez qui l’incendie se déclare toujours au cerveau, parlent, raisonnent, se plaignent, écrivent des correspondances interminables pendant six mois, un an, deux ans même, jusqu’à ce que les futurs aient suffisamment embrouillé leurs affaires et soient assez malheureux pour être bien certains qu’ils s’aiment. Alors ils passent un autre semestre à s’écrire des tendresses jusqu’à ce qu’il arrive un entêté de parent qui contrarie et renverse leurs espérances. Bien vite on s’écrit de nouveau, mais pour se plaindre et se lamenter, tant qu’enfin les jours, les mois, les