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un état et une position dans le monde que vous ne retrouverez peut-être pas, même en faisant ce qu’on appelle un mariage avantageux !

—Ah ! Ernest, cette fois vous avez parlé en homme et comme un ami ; il faut que je vous réponde sérieusement. Tout ce que vous avez observé dans ma conduite jusqu’à présent est vrai. Mais il y a un accident grave que vous n’avez pas prévu.

— Lequel ?

— La mort de mon père, qui est âgé et valétudinaire. Que ce malheur arrive, et je me retrouve dans le cas d’une fille de seize ans, forcée de se marier sans avoir le temps de concilier les convenances avec ses goûts. C’est ce que je ne veux pas. L’existence d’une femme, on le sait, est trop soumise au jugement de ceux qui ne lui portent même qu’un intérêt de curiosité, pour que je m’expose à devenir la victime de leurs fantaisies et de leurs bavardages. Je dois me préparer un avenir raisonnable dans un moment où j’ai encore le temps et les moyens nécessaires pour prendre cette précaution. Vous-même, mon cher Ernest, ajouta mademoiselle de Liron, d’une voix émue, oui, vous entrez pour beaucoup dans mes prévisions.

— Comment, mademoiselle ?

— Ingrat que vous êtes ! Ah ! vous avez déjà tout l’égoïsme de votre sexe ! vous ne m’aimez que pour vous, et si je me laissais aller à vos emportements puérils, je sacrifierais le reste de ma vie et de la vôtre peut-être, à une fantaisie du moment.

— Il est bien dur d’entendre qualifier de fantaisie ce que j’éprouve pour vous.

— Ne nous rejetons pas dans de vaines querelles qui n’éclaircissent rien, mon ami ; au nom du ciel ! entrez donc réellement dans la vie et cessez de vous abuser sur notre position réciproque. N’avez-vous jamais soupçonné qu’ainsi que vous, j’ai senti tout ce qu’il y a de cruel, de désespérant dans ces quatre années que j’ai de plus que vous ! Pourquoi, vous qui m’aimez tant à ce que vous dites, ne m’épargnez-vous pas des reproches que j’ai le soin de ne faire, moi, qu’en silence et au destin ? Est-il besoin de vous dire combien