Page:Delécluze - Romans, contes et nouvelles, 1843.djvu/88

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— Je vous le répète, vous exagérez cette différence d’une manière tout à fait déraisonnable.

— Eh bien ! passons là-dessus, puisque vous l’exigez. Je ne vous parlerai pas non plus de la peine que vous éprouveriez de me laisser seule ici, pendant que vous seriez à Pétersbourg ou à Philadelphie, je suppose ; ou de l’ennui que vous auriez en me traînant par toute la terre, parce que vous me répondriez comme un homme fou d’amour. Mais certaine comme je le suis de la tendresse véritable que vous avez pour moi, de l’intérêt sincère que mon bonheur vous inspire, je vous dirai que dans l’un ou l’autre cas je ne serais pas heureuse, et qu’alors vous ne le seriez pas non plus. Va ! s’écria mademoiselle de Liron en joignant les mains, ne nous abusons pas, Ernest ; le ciel nous a concédé pour une nuit seulement une perfection de félicité que toutes les combinaisons humaines ne ramèneront jamais. Crois-moi, ne changeons pas notre morceau d’or en vile monnaie ; bientôt il ne nous en resterait plus rien.

— Inconcevable femme que vous êtes ! dit Ernest, tout prêt à pleurer de la colère qu’il éprouvait de ne pouvoir lui répondre victorieusement ; enfin vous refusez de faire tout ce qui pourrait fixer notre bonheur !

— Fixer le bonheur, empêcher le temps de s’écouler ; tout cela n’est pour moi que des mots vides de sens.

Mademoiselle de Liron resta quelques minutes pensive après ces mots, puis elle continua :

— Tu dois te souvenir d’ailleurs, cher Ernest, que je n’ai jamais eu un goût bien vif pour le mariage ; mais puisque je te dis tout ce que j’ai dans le cœur, il faut que tu me connaisses entièrement, dussé-je me rabaisser à tes yeux. Sache donc... mais tu vas m’en vouloir !...

— Non, ma chère Justine ; poursuis sans crainte.

— Eh bien ! sache donc que le mariage, et ce que je te dis de cet état, au moins ne se rapporte qu’à moi seule ; sache que le mariage me révolte, m’humilie ; il m’est odieux.

— Est-il possible ! Et pourquoi ?

— Oh ! il faut que je l’avoue, ce sentiment résulte sans doute d’un grand orgueil. Mais enfin j’ai là (et en disant