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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

fût obligé de le juger, comme l’acteur, sur la foi des gens de son temps, combien les réputations seraient différentes de ce que la postérité les fait ! Que de noms obscurs aujourd’hui ont dû, dans leur temps, jeter d’éclat, grâce au caprice de la mode et au mauvais goût des contemporains ! Heureusement que, toute fragile quelle est, la peinture, et à son défaut la gravure, conserve et met sous les yeux de la postérité les pièces du procès, et permet de remettre à sa place l’homme éminent peu estimé du sot public passager, qui ne s’attache qu’au clinquant et à l’écorce du vrai.

Je ne crois pas qu’on puisse établir une similitude satisfaisante entre l’exécution de l’acteur et celle du peintre. Le premier a eu son moment d’inspiration violente et presque passionnée, dans lequel il a pu se mettre, toujours par l’imagination, à la place du personnage ; mais une fois ses effets fixés, il doit, à chaque représentation, devenir de plus en plus froid, en rendant ses effets. Il ne fait en quelque sorte que donner chaque soir une épreuve nouvelle de sa conception première, et plus il s’éloigne du moment où son idéal, encore mal débrouillé, peut lui apparaître encore avec quelque confusion, plus il s’approche de la perfection : il calque, pour ainsi dire. Le peintre a bien cette première vue passionnée sur son sujet, mais cet essai de lui-même est plus informe que celui du comédien. Plus il aura de talent, plus le calme de l’étude ajoutera de beautés, non pas en se conformant