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la mère et le fils

— Peuh !… Pas plus mauvais que d’autres ! Comme tous les riches, quoi ! Vous avez vu ?… ma bonne femme n’est pas trop mal, quoique ce soit une sainte nitouche, au fond. Mais lui, c’est une vraie gueule d’empeigne. Vous verrez ça ! Le fils et la fille, c’est de la graine, naturellement.

Plus encore que les paroles, l’expression du visage apprenait à l’apprenti valet, une fois pour toutes, qu’entre les deux classes il n’est pas de réconciliation possible. Il venait d’entrer dans un monde inconnu. Des gouffres s’ouvraient. Avec un peu de vertige, il goûtait le plaisir de se pencher au-dessus. Il ne se savait même pas avide de la chose humaine. Il avait quinze ans et ne croyait vivre qu’une aventure exorbitante.

Elle avança ses coudes et son visage.

— Vous venez de loin ?

— Oui… dit-il, en savourant le double sens de sa réponse.

— Vous êtes encore tout gosse !… remarqua-t-elle, en détaillant son visage étrange.

Comme il ne répondait pas, elle cessa de parler de lui, ce qui n’avait été jusqu’ici qu’une marque de politesse. Le vin blanc l’exaltait peut-être.

— Moi, commença-t-elle avec un peu d’emphase, j’ai quarante ans. Je ne m’en cache pas. Je ne me cache pas non plus d’être vieille fille. J’en suis fière comme je suis fière de ma moustache.

Elle but et continua ses confidences.

— J’ai toujours travaillé. Avant d’aller à l’école je trimais déjà. Je suis l’aînée de sept, vous comprenez ? Ce sont bien des soucis avant l’âge. Haute comme ça, j’avais un gosse sur le bras et deux autres à moucher. Je n’avais mon âge que pour recevoir des gifles.

Ses yeux durs s’immobilisèrent.

— Je continue toujours à envoyer tous les mois à mes vieux…

Sans insister, elle poursuivit :

— Quand je me serai fait assez, je plaquerai la boîte, ici, et je m’installerai chez moi. Oh ! le jour où je ne serai plus chez les autres !… J’aurai un petit logement à Paris,