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Page:Delarue-Mardrus - La mère et le fils,1925.djvu/96

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la mère et le fils

Le petit train nocturne le descendit en plein printemps. Dès la gare, il respira dans l’air campagnard le parfum des arbres en fleurs qu’il ne voyait pas.

Il avait, en chemin, dîné de n’importe quoi. Les dernières couleurs du crépuscule disparurent comme il prenait la route. Heure choisie pour passer inaperçu. La mère Hortense, pas encore couchée, lui ouvrirait vite quand il frapperait, devinant que, si tard, ce ne pouvait être que le jeune maître.

Il avait cru, dirigé vers sa mère avec cette subite violence, qu’il ne sentirait même pas autour de lui le vieux paysage du passé. Comme on se trompe !

Les rudes mois qu’il venait de vivre dans Paris l’avaient rempli d’oubli. Il marchait au milieu de nouveautés. Ce n’était pas seulement cet embaumement de mai chargé de pétales de pommiers, c’était aussi la façon dont cet air, dans la demi-obscurité, passait sur ses joues ; c’était le contact de la route un peu mouillée sous ses semelles, le bruit de ses pas. C’étaient les silhouettes rondes des bois un peu plus foncés que le ciel ; c’était le silence sans passants, sans voitures, un silence venu du fond des horizons et que n’annulait pas le bruissement continu d’une infinité de grillons ; c’était cette étoile toute seule dans les ombres de la terre et du ciel.

La grille rouillée du parc, cédant sous ses mains dans les ténèbres des frondaisons, lui redonna le sentiment du vieux sang seigneurial qui coulait à travers ses veines. Pendant que durèrent ces battements de cœur, il connut la surprise, presque le scandale d’être devenu ce qu’il était : un saltimbanque.

Il y eut une seconde dans sa vie, cette seconde-là, où tout son être renonça d’un geste à l’aventure, au risque, au voyage.

« Si maman, pensa-t-il, est, par prodige, redevenue ce qu’elle était avant, je ne m’en vais plus. Je reste près d’elle. Je veux bien même retourner pour un temps au lycée, je veux bien être un monsieur. Je reprendrai racine ici, dans ce paysage impressionnant que je ne reconnais plus, qui ne me reconnaît plus… »