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Mais Ludivine, ce bourreau qui n’avait cessé de le torturer, Ludivine refusait le miracle à cause de lui, pauvre petit Delphin !

Cependant le pêcheur, à son tour, parla. Le nez levé, les deux petits garçons essayaient de comprendre les complications de la vie des grandes personnes. Leur père, avec son air grave et contenu, leur père toujours saoul, d’ordinaire, leur faisait peur.

— J’aurais jamais l’idée, disait-il, de te reprocher ce qu’on a fait pour toi chez nous. Mais si j’avons recueilli pour que tu tournes la tête à la pétite, pour que tu l’empêches de faire un haut mariage qui nous sauverait tous, je trouve, véritablement, que tu ne nous récompenses pas comme tu devrais, pour nos sentiments !

Delphin s’appuyait au mur comme quelqu’un qui va s’évanouir. Pris à la gorge, il ne put d’abord rien dire. Sa pâleur était telle qu’on ne reconnaissait pas son visage, pareil à celui d’un jeune homme mort.

— Est moi… proféra-t-il enfin. Est moi qui l’aime, m’sieu Bucaille… J’y ai jamais tourné la tête… Est pas l’amour qui parle, chez elle. Elle est d’amitié pour moi comme eune sœur ; c’est tout… Et moi, j’veux pas être entré chez vous, qu’avez tous été si bons avec moi, pour que vous puissiez m’dire que j’ai été votre malheur. Non ! ça n’se peut pas !… ca n’se peut pas !… Je ne suis qu’un orphelin ramassé par vous. J’ai regardé trop haut, et pis v’là tout. Mais j’vais m’en aller, m’sieu Bucaille, est pas difficile. Justement on m’parlait aujourd’hui, sû l’vapeur anglais, d’une place de matelot qu’est à prendre au Havre…

Il avala sa salive avec peine, et, d’un mot, acheva son sacrifice.

— J’aurai qu’des remerciements à vous dire à tous, fit sa voix entrecoupée. Et vous pouvez croire que jamais j’n’oublierai c’que vous avez fait pour moi…

Il détourna les yeux pour ne pas voir Ludivine.

— Vot’fille aura vite fait d’pus penser à moi, m’sieu Bucaille ; et moi…