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Pendant le temps que dura ce silence, le chagrin acheva de pénétrer jusqu’aux dernières fibres de ces trois êtres malheureux. Et chacun d’eux sentait, derrière la présente tristesse, d’autres couches de malheur prêtes à s’accumuler les unes sur les autres,

Midi.

Les petits frères rentrèrent d’abord, et leur verbiage argentin remplit le logis qui se taisait depuis si longtemps. Habitués aux fluctuations de la famille, ils savaient n’en pas tenir compte. Ils continuèrent, parmi la consternation des autres, leur petit rythme gai.

Ce fut d’abord la danse devant la bouteille et le bateau.

— Après-demain !… Après-demain !…

Puis vinrent les questions, adressées au hasard, sur des sujets bien inutiles. Voyant que personne ne leur répondait, ils commençaient à babiller entre eux, lorsque Delphin entra.

— Delphin !… Delphin !… crièrent les petits en courant à lui.

La figure dorée du mousse était joyeuse. Il avait quelque histoire à raconter, concernant son travail sur le paquebot. Mais il vit devant lui le pêcheur qui s’était dressé. Surpris, car Bucaille mangeait rarement chez lui, l’adolescent fit un petit geste, aussitôt coupé : la grêlée aussi s’avançait sur lui.

La première, elle parla :

— V’là c’qu’arrive !… dit-elle, solennelle et sévère. M’sieu Lauderin, l’armateur, l’patron du Grand Café Maritime, demande Ludivine en mariage. Est tout pour nous, car j’sommes sortis tout de suite de misère si elle dit oui. Mais si elle dit non, c’t’homme-là nous perdra. Et v’là l’affaire : Ludivine refuse parce que c’est toi qu’elle veut épouser.

Ludivine, une assiette à la main, écoutait de sa place. Et ses lèvres étaient toutes blanches.

Entièrement décomposé, le mousse la regarda. Les deux nouvelles qu’on lui apprenait à la fois le coupaient en deux, joie d’une part et désespoir de l’autre. Son audacieux rival allait donc jusque-là !