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« Son p’tit bateau. » rêvait Ludivine, avec des yeux fixes qui ne voulaient pas pleurer.

— À quoi pensez-vous, ma chérie ?…

Il était là, l’Autre, qui la surveillait.

— Occupez-vous d’vos fesses, vous ! Je pense à qui que j’veux, vous m’entendez ?…


✽ ✽

L’automne revint, ramenant des souvenirs qui semblèrent à Ludivine infiniment lointains. La vie allait si vite pour elle qu’il lui paraissait que des années interminables s’étaient écoulées depuis le temps, si proche cependant, où petite morveuse hagarde, elle jetait des cailloux dans les vitres de la maison Le Herpe, suivie par sa horde en haillons.

Aux premiers froids, Mme Jules Lauderin, repartie depuis longtemps pour Paris, lui envoya la plus belle fourrure de son magasin, un renard argenté qui fit pousser des cris à tout le quartier. Roulée là-dedans, la petite regardait son fiancé, son souffre-douleur, avec des yeux sans couleur, impressionnants, qui se moquaient de lui, qui se moquaient des gens, qui se moquaient de tout. Et la petite sirène était si belle, ainsi civilisée, que l’amoureux insatisfait en perdait le boire et le manger.

Il y eut un jour de l’an somptueux où toute la maison Bucaille fut invitée à diner au champagne dans la salle des banquets du Grand Café Maritime. La mère Bucaille en capote noire donnait à rire aux clients. Mais Lauderin n’en était plus aux reniements ; et du reste, le passage de Ludivine, déliée, déhanchée, élégante et fière, précédée par l’étrange fluide de son regard trop clair, rectifiait tous les ridicules et suscitait les murmures d’envie.

— Il peut bien passer sur la famille !… disaient les railleurs. Un morceau de fille comme celle-là, ça vaut une fortune !

Il devinait avec orgueil le désir des autres, et se redressait,