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fleur et à tout ce qu’on y a laissé. Mais je commence à bien m’habituer à mon bateau, que le patron est un bon bonhomme qui me laisse tout faire comme si j’étais patron et lui matelot, et je gagne bien ma vie à ma suffisance, vu que je n’ai qu’une petite chambre sur le quai et mes repas au « Rendez-vous des Marins », et le temps passe tout de même, que je m’y ferai comme un autre, espérant que tout va bien pour vous, car je n’oublierai jamais vos bontés et que vous avez été ma famille quand les miens ont été si vite pliés, que la mort me les a tous pris d’un coup, mais voyez je ne devais pas rester à Honfleur, quoique je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi, et dites à Maurice et à Armand que le bateau n’est toujours pas dans la bouteille, et que je le regarde souvent en souvenir des bonnes heures passées autour, et je suis votre toujours reconnaissant pour la vie, Delphin Le Herpe, matelot au Havre. »

Les mains de Ludivine retombèrent. Gênée par sa mère qui la regardait, elle retint l’expression qui cherchait son visage bouleversé.

— Por’tit gas !… soupirait la grêlée… Le v’là tiré maintenant, Dieu merci ! J’en avais lourd sur le cœur… Mais il est habitué au Havre, à c’t’heure, et j’allons plus lui manquer !

— Va donc me chercher mes bottines !… dit sèchement Ludivine. Est les jaunes que j’veux mettre aujourd’hui !

Seule un instant, elle prit ses joues dans ses mains et laissa ses yeux devenir fixes.

« J’avais donné le meilleur de moi-même à cet orphelin qui m’avait sauvée de toutes les perditions. Il m’appartenait. Je n’avais qu’à le regarder pour faire obéir ses yeux qui m’aimaient. Son souvenir n’a jamais cessé de me serrer le cœur, parmi les étonnants changements de mon existence. Et voici qu’en quelques mois il m’a oubliée, comme si tant de choses profondes vécues ensemble n’avaient laissé nulle trace dans son cœur que je croyais à moi