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cessé d’aimer depuis son enfance, c’était le père, c’était le mort englouti par l’estuaire. Mais c’était au fils vivant qu’elle allait l’annoncer, tout à l’heure, puisqu’il n’y avait plus que lui pour l’entendre.

Elle fit un effort pour retrouver son ironie, pour se moquer d’elle-même, pour se délivrer, par quelque ricanement, de l’emprise invisible. Mais elle ne retrouvait plus rien. Elle était, pour la première fois de sa vie, désarmée, vaincue,

— Tu n’veux pas m’dire bonjour ?

Le petit Maurice s’était mis à pleurer. Delphin le souleva comme une plume, malgré ses douze ans et, le serrant dans ses bras, le couvrit de baisers fébriles. Et tant de chagrin crispait ses traits qu’on eût dit qu’il allait pleurer aussi.

Reposant l’enfant à terre :

— Pour qui qu’tu viens m’voir ?… demanda-t-il presque durement en toisant la jeune fille.

Et l’expression de son visage disait d’une façon bien claire qu’ainsi déguisée elle lui faisait l’effet d’une « créature de ville ».

Une seconde fois :

— Pour qui qu’tu viens m’voir ?

En pleine fantasmagorie cachée, Ludivine, dans son désarroi, ne put répondre que ceci :

— J’sais pas…

Le scandale de Delphin lui rappelait celui du grand Le Herpe. Étrangement, follement, elle souhaita recevoir de lui deux gifles. Soumise et féline, elle le prit au bras.

— Écoute !… dit-elle en le regardant avec une tendresse sauvage.

Elle ne put pas continuer. Qu’allait-elle dire ? Comment eût-il jamais pu comprendre ce qu’elle sentait ?

Ils s’étaient mis à marcher au hasard, entraînant le petit Maurice. Appuyée sur le bras du matelot dont le pas roulait comme une barque, elle se taisait, regardant, visionnaire, dans le passé, puis