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des côtes lointaines. C’est par là que va commencer la ville en bois que font les amas de planches importées du Nord. Ailleurs, c’est le chantier où l’on construit les barques, c’est un quai plus désert où des bouées ramenées du large sont échouées comme des bateaux ; ce sont deux ou trois vieilles ancres immenses, pêchées en mer, qui se rouillent doucement, couvertes de coquilles et d’algues, racontant tout ce qu’elles ont vu par le fond. Ludivine alla aussi du côté de la poissonnerie, où des commères extraordinaires jacassent et se disputent avec les marins qu’elles battent au besoin.

L’une d’elles, comme la fillette passait, invectivait contre les hommes en ces termes :

— On en a pour huit jours de tempête, que vous dites, grands fléaux ? La tête m’en pète d’entendre des mentes pareilles ! Vous connaissez pourtant comme moi le travail du vent ! Quand il aura fait sa fougue au nord, il ne fera plus rien, et avant deux jours, le beau temps brillera !

Ce ne fut qu’en voyant s’allumer les phares, que, plongée depuis presque deux heures dans sa flânerie et sa morosité, l’enfant retrouva quelque sentiment des réalités immédiates. Et, tout en reprenant sa route vers le centre de la ville pour y faire enfin les courses de sa mère, elle haussa les épaules toute seule, en songeant qu’elle serait encore grondée. Que lui importait ? Son anarchie intérieure lui mettait un mauvais sourire sur la bouche. Elle ne savait pas qu’elle était une petite fille complètement démoralisée.

Quand elle pénétra chez elle, apportant ses petites commissions avec un visage d’insurgée, Ludivine comprit tout de suite qu’il ne lui arriverait rien à cause de son retard : son père et sa mère debout, les yeux dans les yeux comme deux coqs, se disputaient.

Les deux petits frères, assis, les écoutaient. Ludivine resta sur le seuil, prenant le vent.