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— Tu ne me diras pas, s’emportait la femme Bucaille, que tu ne bois pas la part du bateau, vieuille digue, puisque ton matelot est venu à la soirante pour te trouver, que M. Hochepoule, voilier, y a dit qu’il n’avait pas de toile pour ta triquette, que tu y devais trop et qu’il ne voulait plus te faire crédit ! Alors, si te v’la en mer avec une triquette déchirée, comment veux-tu rapporter de la crevette ? Est honteux, cha ! Que ton matelot y m’a fait confidence que ton chalut est pourri et que ton bateau n’a pas repeint en temps ! Je t’l’ai dit, on n’pourra plus bientôt manger sa bouchée, rapport à ta boisson !

Un rire de colère secouait Bucaille. Ses cheveux secs et pâles comme du vieux varech formaient une touffe au-dessus de sa figure tachée de rousseur, où les yeux trop clairs, qu’il avait donnés à toute sa famille de blonds, avaient déjà la dangereuse fixité de l’alcoolisme.

Restreint dans sa vareuse malpropre, grand, les jambes dans des gros bas de laine, les pieds dans des sabots, prêt pour la mer, il répandait tout autour de lui, comme un parfum naturel, sa mauvaise odeur de cabaret. Le dialogue continua, de plus en plus criard :

— Mon matelot ?.… Je veux pus de lui, t’entends ? Je vais le chasser ! On a eu des mots. Est pour cha qu’y vient te conter des bêtises grosses comme des maisons. D’abord, y part pour son service, et j’le remplacerai pas. J’ai pas besoin d’personne pour toucher le tiers du pesson à la criée. J’veux les trois parts pour moi !

— Tu veux les trois parts pour les boire, mauvaise crabe ! Me crois-tu assez bête pour pas découvrir la racine ? Et d’abord t’as des raisons de Napolitain qu’tu es ! Comment veux-tu conduire ta barque sans matelot ? Est déjà bien assez qu’tu la répares pas, et qu’elle s’en aille en démence !

— Et pour qui qu’j'aurais un matelot, vieuille tortue, quand qu’y a ici Maurice qui n’fait rien ?