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— Y paraît qu’y a eu une foudre de vent, que les pêqueux disent tous qu’y n’savent point comment tous les crevettiers y sont pas restés. Ont pu rentrer avant l’pire. Mais l’gas Le Herpe et son garçon, qui s’étaient ambitionnés comme toujours, avaient dû tourner l’banc d’Amphar quand que ça s’est mis à faire la gigantesque d’un côté et de l’autre. Ont-y pas eu l’temps d’larguer tout, quand le grain est arrivé ? Ont-y tourné comme une piroue et chaviré sous voiles ? On n’sait point. Quoique leur bateau était bien marin, et tout neuf, y n’en est pas resté pièce, ma por’fille ! Comment qu’la mer fait pour engloutir des morceaux comme ça ? Paraît que, dans les lorgnettes, on en voit d’s’épaves, tout d’suite, du bout d’la jetée, qui suivent la rivière de Rouen. On retrouvera tout ça à Berville, comme toujoû. Mais eux autres, si y sont ensablés, on r’verra peut-être pas leurs corps avant six mois, comme est arrivé pour Bat-le-Flot, à moins qu’on les repêquerait, à queuque jour, d’un coup de châlut, comme pour Pipe-au-Bec qu’avait une gambe de perdue et des crabes dans la viande, qu’on a dû l’mettre en terre sans qu’personne l’aye revu, pour pas faire tourner les sangs au monde. Est épouvantable !… ’Core heureux que l’mousse Delphin était pas embarqué, qu’la por’mère n’aura pus qu’li au monde, avec l’tit poulot qui va naître, por’tit malheureux qui n’s’ra qu’un orphelin ! Ils y sont allés à trois pour l’avertir, et m’sieu l’curé y est, tout d’suite, puisqu’ils étaient portés pour l’église, tous ces Herpe-là !…

Elle reprit haleine une seconde. Puis la petite moralité vint, pour finir, comme dans tout récit de vrai Normand.

— Un jour, on est ici, le l’enn’demain on est là. Les larmes tombent ici, quand est là que l’désespoir affûte.

Et, sourdement triomphante, la conclusion fut :

— Toute c’te famille-là avait mal au cœur de nous. Mais à cinq que j’étions et à quatre qu’ils étaient, j’sommes toujours cinq et y n’sont pus qu’deux !