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— On a bien tort de se chagriner l’un l’autre, dit-il, pendant qu’on est encore côte-côte. Ne faut qu’un coup de vent pour séparer les ménages, bons ou mauvais, et quand la mort est v’nue, y a plus qu’les souvenirs qui restent.

La femme Bucaille, pour approuver, levait au ciel ses yeux dont l’un orné de cette prune violacée. Elle entendait bien ce que lui disait son homme. Mais, indirecte comme lui, de par sa race, elle répondit sur le même ton. Et cette étrange pudeur entre ces deux êtres primaires, habitués aux paroles toutes crues, les raccommodait mieux qu’aucune longue explication. Depuis des années rien de pareil n’avait palpité entre eux deux.

— Nous fais-tu à mâquer ?… demanda-t-il enfin tout doucement.

— T’as raison ! s’écria-t-elle. On est si élugé par des malheurs comme cha qu’on en oublierait bien s’n’ouvrage !

Et, courageuse, heureuse de ce qui venait d’être exprimé entre eux, elle se remit fiévreusement en demeure d’allumer le feu dans son petit fourneau.

— Où qu’sont les pétits ?… s’informa le marin toujours sur le même ton.

Elle le regarda de côté, coup d’œil plein de choses.

— À l’école !… dit-elle.

— Ah ! bon ! fit-il en examinant le pavé.

Ludivine se leva.

— Où qu’tu vas, ma fille ?…

Elle ne daigna même pas tourner la tête vers eux. Ensauvagée et tragique, elle fit un geste, tout en sortant, qui signifiait : « N’importe où ! »

Quand elle eut disparu, les parents, sans parler, échangèrent un regard. On eût dit qu’ils craignaient les mots, les malheureux mots qui défont tant de choses. Mais ils hochèrent la tête ensemble, car depuis longtemps, sans se l’être jamais dit, ils ne pensaient rien de bon au sujet de leur enfant.