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Toute la fierté qu’elle avait sauvée des naufrages se dressa dans l’âme de l’enfant.

— Si j’parle de prendre Delphin chez nous, répondit-elle orgueilleusement, c’est pas pour qu’il ait honte de moi, ni d’personne.

Sur le bord d’une nouvelle vie, palpitante, presque solennelle, elle dardait sur son père ses yeux d’eau claire, remplis d’une énergie formidable. Il n’était pas ivre. Il subit la puissance de ce regard de quatorze ans, et baissa la tête. Confusément, tout ce qu’il avait à se reprocher lui-même passait dans son esprit. Prendre l’orphelin des Le Herpe, ce n’était pas seulement une bonne action, c’était un honneur. En était-il digne ? Il sentait aussi, peut-être, que la destinée morale de sa fille se jouait en cette minute. Enfin tout ce qu’elle avait dit de frappant au sujet du bateau le faisait réfléchir, le séduisait. Mais peut-on, comme cela, prendre une décision pareille ?

Agacé de ne rien démêler en lui-même :

— Tu nous embêtes !… s’écria-t-il enfin. Parlons d’aut’chose.

Et voici. Brusquement, profondément, Ludivine se mit à sangloter.

Les yeux de Bucaille, si doux quand il n’avait pas bu, se remplirent d’une émotion étonnée. La grêlée pleurait déjà. Interdits, les petits garçons attendaient la fin d’une séance si nouvelle.

Un long moment passa. Puis, à travers la table, Bucaille allongea mollement son grand bras pour attraper la manche de sa fille.

— Écoute donc… dit-il. Faut pas t’contrarier !… J’vas penser à t’n’idée… Et, si c’est une chose à faire, eh ben !… on voira !…

Ludivine ôta ses mains de sur sa figure. Trépidante et rageuse :

— Te faut-il dix ans pour y penser ? Pendant c’temps-là l’orphelinat va l’prendre, et, quand j’arriverons, y s’ra parti !

Trop entière pour admettre de ne pas triompher, impérieuse, elle se dépêcha de sortir des menaces.

— Si tu veux pas ramasser Delphin, déclara-t-elle frémissante,