Page:Delarue Mardrus - L’Ex-voto, 1927.djvu/96

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
86


✽ ✽

Le matelot de la barque Espérance parti pour faire son service, Delphin le remplaça définitivement.

Peu à peu, Bucaille s’habituait à lui. Travailler ensemble, bourlinguer ensemble, darder le même regard sur le filet qui remonte, rentrer las du même éreintement, partir de nuit, dormir de jour du même sommeil interrompu, tout cela crée une intimité forcée entre le patron et son matelot.

L’hiver vint, et la rude pêche de l’œillet remplaça celle de la crevette.

Les quais glacés du port furent envahis par les boîtes de bois autour desquelles des bandes de femmes travaillèrent. On piétinait sur des écailles. Les barques rentraient chargées jusqu’au bord d’un butin argenté qui scintillait comme des amas de pièces de cent sous.

Les haleines fumaient dans l’air froid et coupant venu du large. Ciel blanc, estuaire blanc, brouillards opaques qui s’établissent dans toute la baie de la Seine, mettant en branle la cloche de brume, au bout de la jetée de l’Ouest, la cloche de brume aux monotones appels de glas, phare sonore indiquant l’entrée du port aux barques perdues dans l’invisible,

D’autres fois, c’était la pluie qui cinglait, tenace, sous un ciel sombre à peine plus haut que les mâts, nuages roulant bas au-dessus des vagues foncées.

Ce fut ce froid-là qui excusa, qui rendit légitimes, indispensables, les petits verres que se permit Bucaille à l’heure du départ ou du retour dans les aubes noires.

Par un petit jour neigeux, il fut bien forcé, avant de descendre dans la barque, d’entrer avec le petit Le Herpe dans l’un de ces cafés qui s’ouvrent pour les marins avant le lever du soleil, et dont les lumières réconfortent déjà le pauvre cœur transi de l’homme qui vient de quitter son lit pour la mer.