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Page:Delatour - Adam Smith sa vie, ses travaux, ses doctrines.djvu/283

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réflexions et le développement de nos principes, nous sommes arrivé à faire de la justice, de la protection de la liberté, le principe fondamental et la mission spéciale de l’État ; mais nous croyons avoir établi en même temps qu’il est absolument impossible de ne pas mettre dans ce grand individu qu’on appelle une société, quelque chose au moins de ce devoir de la charité qui parle si énergiquement à toute âme humaine. Selon nous, l’État doit, avant tout, faire régner la justice, et il doit avoir aussi du cœur et des entrailles ; il n’a pas rempli toute sa tâche quand il a fait respecter tous les droits ; il lui reste quelque autre chose à faire, quelque chose de redoutable et de grand ; il lui reste à exercer une mission d’amour et de charité, sublime à la fois et périlleuse ; car, il faut bien le savoir, tout a ses dangers ; la justice, en respectant la liberté d’un homme, peut en toute conscience le laisser mourir de faim ; la charité, pour le sauver physiquement et surtout moralement, peut s’arroger le droit de lui faire violence. La charité a couvert le monde d’institutions admirables, mais c’est elle aussi qui, égarée et corrompue, a élevé, autorisé, consacré bien des tyrannies. Il faut contenir la charité par la justice, mais non pas l’abolir et en interdire l’exercice à la société. Smith n’a pas compris cela, et de peur d’un excès, il est tombé dans un autre. »

Malgré cet éloquent et chaleureux plaidoyer de Victor Cousin, nous estimons que c’est avec raison qu’Adam Smith a banni la bienfaisance du domaine de l’État. Pour lui, la justice seule peut justifier l’emploi de la force, et l’État, qui dépense au nom des individus, ne doit pas, en prélevant une partie de l’impôt pour la bienfaisance publique, forcer ainsi chaque citoyen à exercer la charité. La bienfaisance doit être toujours volontaire, disait-il déjà dans sa Théorie des sentiments moraux[1], la justice seule n’est pas laissée à notre volonté et peut être, au contraire, exigée par la force. — Ce n’est pas à dire assurément que l’homme ait le droit en, morale, de rester insensible aux souffrances de ses concitoyens, et Smith, plus que tout autre, a fait preuve dans sa vie privée d’une délicate et discrète générosité ; mais il a compris que ce devoir est purement individuel, qu’il échappe à la pression de toute

  1. Théorie des sentiments moraux, IIe partie, sect. II, p. 88.