Au surplus, le philosophe anglais n’était pas un inconnu à Paris : sa Théorie des sentiments moraux avait été déjà traduite, deux ans auparavant, sous le titre de Métaphysique de l’âme, et, quoique cette publication ait paru sans nom d’auteur, on n’ignorait pas qu’elle était due à la plume du professeur de Glasgow, dont la célébrité n’avait pas tardé à traverser le détroit. Il fut donc accueilli avec empressement dans la société des philosophes et des économistes, chez d’Alembert, Helvétius, Marmontel, Turgot, Quesnay, Necker, Mme Riccoboni, chez le jeune duc de La Rochefoucauld et chez sa mère, la duchesse d’Anville, dont le salon réunissait les littérateurs les plus éminents de cette époque.
Adam Smith avait beaucoup à observer et à apprendre dans une pareille société. À Toulouse, à cent soixante-dix lieues de Paris, il n’avait pu se rendre compte de l’état réel des esprits. Toute la vie intellectuelle était concentrée dans la capitale, et c’était un spectacle bien nouveau pour lui que celui qui se déroulait sous ses yeux, alors que les anciens abus et les nouvelles théories fleurissaient côte à côte, avec une vigueur qu’ils n’avaient jamais eue jusque là.
Le Gouvernement était resté cantonné dans les préjugés et les pratiques du système mercantile organisé par Colbert. Attribuant la richesse de l’Angleterre à son organisation industrielle, le ministre de Louis XIV avait voulu arriver aussi à faire de la France un pays manufacturier, et, sans s’inquiéter de la nature différente de notre climat qui nous pousse naturellement à produire du blé et à cultiver la vigne, il avait cherché, par tous les moyens, à détourner les capitaux de l’agriculture pour les porter vers les emplois plus productifs, selon lui, de l’industrie et du commerce. De là une législation vexatoire et compliquée, imaginée par ce grand financier et aggravée encore par ses successeurs : on réglait par des ordonnances jusqu’aux procédés de la fabrication, la largeur des étoffes, le nombre des fils de la trame et de la chaîne ; en un mot, on s’efforçait de favoriser l’industrie en l’opprimant.
Toutefois, une certaine réaction commençait à se faire sentir dans les conseils du Gouvernement : on n’en était pas encore aux réformes, mais on commençait à discuter les mesures mer-