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Page:Delille - Œuvres complètes, Didot, 1840.djvu/14

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damner son projet, mais il l’avoit fortement engagé à le poursuivre. Encourage par un tel suffrage, Delille poursuivit en effet, et l’événement prouva que Louis Racine avoit bien jugé du travail des deux rivaux ; mais il ne vécut pas assez pour voir accomplir sa double prédiction : il étoit mort depuis six ans lorsque Delille publia sa traduction à la fin de 1769.

Cette traduction, vraiment originale, suivant l’expression de Frédéric II, fut accueillie par un concert d’applaudissements, et fonda tout d’un coup la réputation du poëte ; mais au milieu de l’admiration générale que dévoient naturellement exciter un si beau talent et tant de difficultés vaincues, un critique sévère. Clément de Dijon, qui bientôt devoit attaquer Voltaire lui-même, voulut obscurcir la gloire du traducteur en recherchant minutieusement ses fautes. « Il apporta dans ses Observations critiques, dit M. Amar, savant éditeur et biographe de Delille, tout l’enthousiasme d’un admirateur passionné de Virgile, et la sévérité pédantesque, la minutieuse diligence d’un professeur qui, du haut de sa chaire, et la férule en main, corrige le devoir d’un écolier. Toujours sûr d’avoir raison quand il rapproche deux langues entre lesquelles il y a l’immensité ; quand il compare non pas un morceau d’une certaine étendue au morceau qui lui répond dans la traduction, mais quand il oppose le vers au vers, quelquefois même l’hémistiche à l’hémistiche, il abuse de ses forces et de ses avantages pour accabler le traducteur, vaincu d’avance par la supériorité de son modèle. Il eût été plus juste, plus digne d’une critique impartiale, de lui savoir gré de ses efforts, si souvent heureux ; de cette élégance continue, de cet emploi d’une foule de termes, exclus jusqu’alors de la langue des poètes, et surpris de s’y voir accueillis avec honneur ; de ne rechercher enfin dans cette traduction qu’un beau poème français sur le même sujet qui avoit inspiré à Virgile un si beau poëme latin. Le comble de l’art et le prodige du talent, dans le traducteur, étoit d’avoir fait lire et aimer Virgile de ceux mêmes qui connoissoient à peine de nom son chef-d’œuvre des Géorgiques, et d’avoir placé sur la toilette et entre les mains des femmes, celui peut-être de tous les ouvrages anciens qui devoit, par la nature de son sujet, prétendre le moins à cet honneur. Voilà ce qu’il convenoit de faire, et ce que n’a point fait Clément. Sa critique cependant ne fut point inutile à Delille : il fit habilement son profit de ce qu’il y trouva de bon ; et il en est résulté de nombreuses corrections de détails, et des améliorations sensibles dans l’ensemble de l’ouvrage. »

Les Observations de Clément, auxquelles se joignirent bientôt une infinité d’autres critiques, la plupart dictées par l’envie, ne purent arrêter le succès d’un ouvrage destiné à être l’un des plus beaux monuments de notre littérature. Voltaire, qui en jugeoit ainsi, rendit un hommage public au talent du traducteur, avec lequel il n’avoit eu jusqu’alors aucune relation, en écrivant à l’Académie, le 4 mars 1772 : « Rempli de la lecture des Géorgiques de M. Delille, je sens tout le prix de la difficulté si heureusement surmontée, et je pense qu’on ne pouvoit faire plus d’honneur à Virgile et à la nation. Le poème des Saisons et la traduction des Géorgiques me paroissent les deux meilleurs poèmes qui aient honoré la France, après l’Art poétique. Le petit serpent de Dijon (Clément) s’est cassé les dents à force de mordre les deux meilleures limes que nous ayons. Je pense, messieurs, qu’il est digne de vous de récompenser les talents en les faisant triompher de l’envie. M. Delille ne sait point quelle liberté je prends avec vous ; je désire même qu’il l’ignore. »

Delille fut en effet élu, peu de temps après, membre de l’Académie française ; mais le maréchal de Richelieu qui, grace à son rang, avoit été admis dans cette société illustre à l’âge de 24 ans, bien qu’à cette époque il n’eût encore écrit que des lettres galantes, ne craignit point de faire observer au monarque, sur lequel il avoit un entier ascendant, que le poète étoit trop jeune ( quoiqu’il eût alors 34 ans), pour prétendre à un honneur que Voltaire n’avoit obtenu qu’à l’âge de 55 ans.

Un prélat apprenant l’objection faite au poète dont il étoit l’ami, s’écria : « Trop jeune ! il a près de deux mille ans ; il est de l’âge de Virgile. » Les membres de l’Académie, qui probablement étoient de l’avis du prélat, nommèrent de nouveau, deux ans après, le traducteur des Géorgiques, et, cette fois, la nomination fut confirmée par le roi, qui joignit