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Page:Delille - Œuvres complètes, Didot, 1840.djvu/16

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lique spectacle des innombrables vaisseaux qui entrent de la mer Noire dans le Bosphore et du Bosphore dans la mer Noire ; cette foule de barques légères qui se croisent à chaque instant sur ce bras de mer, et, sur l’autre bord, ces riantes prairies d’Asie, ombragées de beaux, arbres, arrosées de plusieurs rivières et ornées d’un nombre infini de kiosques.

C’est dans ce lieu si propre aux inspirations poétiques qu’il travailla à son poëme de l’Imagination, où sa muse flexible et brillante a répandu tant d’intérêt et de richesses, et que l’on place au premier rang de ses compositions originales.

De retour à Paris au bout d’une année environ, Delille y reprit les fonctions qu’il remplissoit avec tant d’éclat soit dans l’Université, soit au Collège de France, et se livra de nouveau à la société, qui se montroit chaque jour plus empressée de l’accueillir. La révolution qui éclata vint bientôt l’arracher à ses travaux, à ses succès et à ses plaisirs, et lui enlever la fortune qu’il avoit amassée : il s’en consola en faisant des vers charmants sur la pauvreté ; mais ce qu’il ne put supporter avec la même résignation fut la perte de ses amis, dont le sang ruisseloit chaque jour sur les échafauds. Poursuivi lui-même et conduit devant un comité révolutionnaire, il y parut avec cette tranquillité d’ame qui ne l’abandonnoit jamais que pour les afflictions d’autrui, et fut chaudement défendu par un compagnon maçon qu’il ne connoissoit pas, et dont le principal argument fut qu’il ne falloit pas tuer tous les poëtes, mais en conserver au moins quelques uns pour chanter nos victoires. L’argument réussit, et le poëte fut sauvé. Il eut le courage de refuser, peu de temps après, un hymne que lui fit demander Robespierre pour la bizarre cérémonie à laquelle on donna le nom de Fête de l’Être Suprême, et répondit aux menaces qu’on lui faisoit : « Que la guillotine était fort commode et fort expéditive. » Cédant ensuite cependant aux instances réitérées que lui fit le président d’un comité révolutionnaire, il composa un dithyrambe, où il peignit avec autant d’énergie que de talent l’effrayante immortalité du coupable, et l’immortalité consolante de l’homme de bien.

Échappé, comme par miracle, à ces périlleuses épreuves, Delille quitta Paris en 1794, et se retira à Saint-Dié, patrie de la compagne fidèle qui partageoit alors ses peines et devoit bientôt soulager ses infirmités. C’est là qu’il termina un ouvrage commencé depuis plus de vingt ans, sa traduction de l’Énéide, dont il avoit lu le ive chant à l’Académie française, en 1775, et quelques fragments à Voltaire, qu’il étoit allé voir à Ferney, en 1776. Cette traduction, que l’on trouve inférieure à celle des Géorgiques, mais qui n’en restera pas moins une portion durable de la gloire du Virgile français, ne fut publiée qu’en 1804, et fut dédiée à l’empereur Alexandre.

Après une année environ de séjour dans les Vosges, Delille s’éloigna définitivement de la France, toujours en proie à l’anarchie, et se réfugia à Bale. Il s’y trouvoit en 1796, lors de la retraite de Moreau et du bombardement d’Huningue, et se rendoit souvent, dit-on, sur les bords du Rhin pour y contempler ce terrible spectacle, et suivre de l’œil le jeu et les effets de la bombe, qu’il a décrits d’une manière si poétique dans le premier chant de son beau poëme des Trois Règnes de la Nature. Ce trait, qui rappelle celui de Vernet peignant une tempête au milieu de la mer en courroux, fut révoqué en doute par M. Daru, dans son’Épitre à Delille :

Le croirai-je, qu’au lieu de ces chants héroïques,
Tranquille, sons l’abri des rochers helvétiques,
Tu venois tous les jours, près du Rhin embrasé,
Sous le foudre ennemi voir Huningue écrasé ;
Suivre dans l’air en flamme, avec des yeux débiles,
Ces comètes d’airain qui renversoient nos villes ;
· · · · · · · · · ·
Non, non : tes faux amis l’ont en vain publié :
Je ne le croirai point : ils l’ont calomnié.

« Oui sans doute, dit M. Amar, tous ceux qui ont personnellement connu le chantre de la Pitié, savent assez combien il étoit incapable, par caractère, de se faire un jeu barbare du spectacle de la destruction et de la mort, pour le spectacle lui-même ; mais ils conçoivent également qu’une tête aussi éminemment poétique fût très-susceptible d’émotions nouvelles ; qu’elle les recherchât et les reçût avec avidité, de quelque nature qu’elles fussent, et abstraction faite de l’objet qui les excitoit. C’est ainsi qu’habitant peu de temps après le village de Glairesse, le seul aspect