Page:Delille - Œuvres complètes, Didot, 1840.djvu/17

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de cette île de Saint-Pierre, dernière retraite du malheureux Rousseau, et si délicieusement décrite par lui, retrace tout-à-coup au poëte de l’Imagination les infortunes, le génie, le caractère et les foiblesses du célèbre écrivain, et inspire à Delille ce morceau d’une sensibilité si vraie, si affectueuse, et d’une mélancolie si douce, dont il a enrichi le sixième chant de son poëme. »

Le poëte obtint du gouvernement de Berne le droit de bourgeoisie dans cette même île dont l’illustre prosateur avoit été banni, et ce fut dans cette retraite paisible, embellie de tout ce que la nature peut offrir de plus enchanteur et de plus pittoresque, qu’il acheva le poëme des Trois Règnes et celui de l’Homme des Champs, ou les Géorgiques françaises, que l’on trouve supérieur au poëme des Jardins, par l’intérêt du sujet et la régularité du plan.

Après deux ans de séjour en Suisse, Delille se rendit à Brunswick, où il composa le poëme de la Pitié, dont le succès a été contesté avec tant d’aigreur, malgré les beautés qu’il renferme ; il passa ensuite à Londres, où il traduisit le Paradis perdu, et donna une seconde édition du poëme des Jardins, enrichie de nouveaux épisodes, et de la brillante description des parcs qu’il avoit eu occasion de voir en Allemagne et en Angleterre.

Ainsi, chaque pause de son exil étoit marquée par quelque nouvelle production de son talent. Mais cette suite non interrompue de travaux, qui dès long-temps avoient contribué à affoiblir la vue du poëte, finit aussi par altérer sa santé. Sa traduction du Paradis perdu, qu’il fit, dit-on, en l’espace de quinze mois, fut suivie d’une attaque de paralysie qui augmenta ses infirmités ; et lorsque dans la suite on le félicitoit sur cette admirable traduction, que l’on trouve plus originale encore que celle des Géorgiques, il répondoit qu’elle lui avoit coûté la vie.

Cependant l’ordre se rétablissoit en France ; les arts et les lettres y étoient remis en honneur, et les debris épars des quatre académies avoient été réunis, en 1795, sous le nom d’Institut National. Delille ne répondit point alors aux vœux unanimes de ce corps illustre qui le réclamoit, et ce ne fut qu’en 1802, que cédant enfin aux instances réitérées de ses nombreux amis, il renonça à son exil volontaire, et rentra dans sa patrie, « comme l’abeille rentre dans sa ruche, dit M. Michaud, chargé des trésors qu’il avoit amassés dans ses courses lointaines. » Outre l’Homme des Champs, qu’il avoit fait paroître en 1800, Delille publia, presque simultanément, la Pitié, l’Énéide, le Paradis perdu, l’Imagination, et une nouvelle édition du poëme des Jardins. Ces nombreuses publications, dont on est peut-être moins redevable à la volonté de l’auteur qu’à l’insatiable avidité de gloire que sa femme avoit pour lui, furent toujours accueillies avec transport, malgré les traits de l’envie qui s’efforçoit de les déprécier ; et il n’en est pas une dont le succès n’ait été constaté par des réimpressions multipliées, et, plusieurs d’entre elles, par des traductions en diverses langues.

Réintégré dans ses fonctions de professeur au Collège de France, Delille entra enfin à l’Institut. Le jour où il y parut en séance publique fut pour lui un véritable triomphe, qui s’est renouvelé chaque fois qu’il s’y est montré. Il n’eût tenu qu’à lui d’obtenir, avec ces marques touchantes de l’estime et de l’admiration de ses contemporains, les faveurs d’une cour jalouse de le compter au nombre de ses partisans ; mais l’inébranlable fermeté de sentiments qui l’avoit fait braver les menaces de la terreur, le fit résister aux séductions du pouvoir impérial, et rien ne put le décider à consacrer à la gloire de Napoléon les accents d’une lyre qu’il avoit vouée à retracer les malheurs de ses anciens maîtres.

Cependant les infirmités de Delille s’accroissoient : il étoit aveugle ; mais les soins assidus de sa compagne, et ceux de ses amis, lui déroboient l’ennui de cette cruelle cécité. Chaque jour se rassembloit autour de lui un cercle de littérateurs et d’artistes distingués, de femmes charmantes qui s’empressoient à lui plaire et à lui offrir toutes les délices de la plus franche amitié. On sait avec quelle ingénieuse adresse ce cercle aimable se prêtoit à l’entourer de toutes les jouissances auxquelles il avoit attaché du prix dans sa jeunesse : témoin ce dîner charmant qu’il crut faire au Cadran Bleu, pour lequel il avoit une predilection particulière, et qu’il fit au faubourg Saint-Germain, chez un de ses amis, où s’&toient réunis d’avance plusieurs membres de l’Académie, des gens de