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Page:Demanche - Au Canada et chez les Peaux-Rouges, 1890.djvu/115

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chemin de fer du pacifique et du manitoba


furent autant de bourses où la spéculation continua après la fermeture des bureaux. L’or et l’argent n’eurent plus aucune valeur. Toute transaction était incomplète si les parties contractantes n’avaient vidé deux ou trois bouteilles de champagne. Cambrinus dédaigné, détrôné, dut faire d’amères réflexions sur l’inconstance de la faveur populaire. À sa place la veuve Clicquot régnait en souveraine et expédiait par milliers à ses nouveaux sujets ses marques d’exportation. La bouteille de champagne ne se vendait pas moins de 50 francs.

Un jour nous fûmes présentés à un spéculateur qui nous invita naturellement à sabler le champagne. Il venait d’arriver à Winnipeg, et, n’ayant pu trouver de chambre à l’hôtel, il avait pris le parti de camper dans la prairie. Ce fut sous sa tente qu’il nous reçut, au milieu d’instruments aratoires de toutes sortes, car c’était un cultivateur venu dans le Nord-Ouest pour se livrer à l’agriculture. Quelques spéculations heureuses, à son arrivée à Winnipeg, le détournèrent du but utile qu’il s’était proposé dans son propre intérêt et dans celui du pays. Le fouillis inextricable de mille objets entassés les uns sur les autres ne pouvait que frapper notre curiosité. Sur l’essieu d’une roue renversée se trouvait une jolie statuette en terre cuite ; sur un matelas se trouvait une toile de valeur ; sur le siège d’une charrue se dressait un bronze de Barbedienne ! payé 8,000 francs quelques jours auparavant aux magasins de la Compagnie de la baie d’Hudson. »


Mais cet âge d’or ne devait pas durer toujours. Au printemps de 1882, une inondation de la rivière Rouge détruisit les voies de communication autour de Winnipeg. Il s’ensuivit, parmi cette population qui avait plus que doublé en moins d’une année, un malaise subit, accompagné d’un commencement de crise qui amena quelques faillites. Ce fut le signal de la débâcle, qui arriva avec une rapidité effrayante, et fit crouler en un rien de temps le château de cartes de la spéculation. La réaction fut d’autant plus vive que l’engouement avait été plus excessif. Les ruines accumulées par ce krach ont laissé des traces pendant plusieurs années, mais les affaires ont à peu près repris leur cours normal.

Winnipeg est aujourd’hui une belle ville d’environ 35,000 âmes. Ses larges rues sont tracées à angle droit. La rue Principale (Main Street) d’une largeur qui n’est pas moindre de 40 mètres, est bien la plus belle de tout le Dominion, avec son pavage en bois, qui laisse bien en arrière celui de Toronto (le seul qu’on puisse citer dans le Canada), son éclairage à la lumière électrique, ses gigantesques poteaux télégraphiques et ses magasins luxueux, qui ne font cependant pas tous fortune, s’il faut en croire de grandes affiches jaunes, où s’étalent en gros caractères, ces mots : Dry goods demoralised — Desesparate price, qui indiquent le degré de désespoir du commerçant et sa démoralisation en même temps que celle de sa marchandise. On