Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/111

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reconnue, l’opinion publique en vint peu à peu à l’idée de la dictature.

J’affirme catégoriquement que dans les milieux de la société et de l’armée qui m’étaient connus et dans lesquels s’était fait jour une tendance en faveur de la dictature, cette tendance avait son principe dans un haut sentiment de patriotisme et n’était due qu’à la vision angoissante et nette de l’abîme effroyable vers lequel roulait irrésistiblement le peuple russe. Ce n’était dans aucune mesure une tendance à la réaction ni à la contre-révolution. Certes, il se groupa autour d’elle des réactionnaires, des contre-révolutionnaires et des aventuriers tout court, mais c’étaient des éléments fortuits, étrangers au mouvement. Kérensky explique comme suit les origines de ce mouvement qu’il qualifie de « vague de conspiration » : « La débâcle militaire (à Tarnopol) avait créé, par le fait de l’orgueil national outragé, une ambiance favorable aux conspirateurs, et l’insurrection bolcheviste (du 3 juillet) fit apparaître aux profanes l’étendue de la décomposition de la démocratie, l’impuissance de la révolution contre l’anarchie et la force de la minorité procédant d’une façon organisée et par surprise ([1]) ». Il est difficile de donner une meilleure justification au mouvement en question. En effet, en présence de la déception profonde des masses populaires, de la débâcle générale et de l’anarchie imminente, la vie, par la force de l’évolution historique et psychologique inéluctable, devait susciter des tentatives de dictature ; et la vie russe les suscita en effet, en tant que recherche anxieuse non pas de la réaction, mais d’un pouvoir puissant, national et démocratique.

D’une façon générale, la démocratie révolutionnaire vivait dans une atmosphère empoisonnée par l’attente inquiète de la contre-révolution. Depuis la destruction de l’armée et jusqu’à l’abolition de la police rurale, tous ses soucis, toutes ses mesures, ses résolutions, ses appels, s’inspiraient, sous des formes différentes, de la lutte contre cet ennemi imaginaire qui menaçait prétendument les conquêtes de la révolution. Les dirigeants conscients du Soviet en étaient-ils sincèrement convaincus ou bien l’excitation de ces craintes irraisonnées n’était-elle, de leur part, qu’un procédé tactique destiné à justifier le caractère destructeur de leur œuvre ? Je suis disposé à admettre cette dernière explication, car le caractère oppositionnel et non contre-révolutionnaire de l’action de la bourgeoisie démocratique aurait dû, il me semble, apparaître avec la plus grande évidence même aux yeux du Soviet. Cependant, tant dans les écrits des partis russes que dans l’idée qu’on s’était faite à l’étranger, la période qui a précédé les événements d’octobre se présente précisément sous cet aspect contre-révolutionnaire.

Le Gouvernement Provisoire qui, à peine constitué, avait proclamé

  1. Kérensky : L’affaire Kornilov.