Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/113

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de chefs militaires jouissant d’une autorité suffisante parmi la masse en décomposition des soldats. Cependant, en prévision du moment où la dictature militaire deviendrait nécessaire et réalisable, Kornilov me semblait jouir d’un grand prestige auprès des officiers, tandis que Broussilov était fortement compromis par sa tactique opportuniste.

Kérensky avoue dans son livre ([1]) que des « milieux cosaques et certaines personnalités politiques » lui avaient maintes fois proposé de remplacer le gouvernement impuissant par sa dictature personnelle. Ce ne fut que lorsque les « éléments actifs » de la société eurent perdu confiance en lui « en tant qu’organisateur éventuel et agent principal de la modification du système du gouvernement dans le sens d’un pouvoir ferme qu’on « se mit à chercher un autre homme ».

Il est hors de doute que les personnalités et les groupements sociaux qui s’adressaient à Kérensky en vue de la dictature, n’avaient pour lui aucune prédilection et n’appartenaient pas à la « démocratie révolutionnaire ». Mais le fait même qu’ils se fussent adressés à lui prouve qu’ils ne pouvaient s’inspirer de visées réactionnaires et ne faisaient que traduire le vœu patriotique de toute la société russe désireuse de voir un pouvoir ferme au gouvernail de l’État russe, voguant au gré des éléments.

Il se peut, d’ailleurs, que d’autres raisons aient déterminé ces démarches… Il y eut, certes, dans la vie de Kérensky, Ministre de la Guerre, une période brillante, encore qu’éphémère, où non seulement les larges couches de la population, mais jusqu’aux officiers russes furent pris au charme de sa phraséologie exaltée, de son emphase hystérique. Les officiers russes, sacrifiés, avaient tout oublié, tout pardonné et, anxieux, attendaient de lui le salut de l’armée. Et ce n’était certes pas une simple phrase que leur promesse de mourir aux premiers rangs.

Que de fois on éprouvait un sentiment douloureux lorsque, au cours des tournées de Kérensky, on voyait briller les yeux de ces condamnés à mort, dont le cœur refleurissait d’un espoir radieux, combien vite écrasé et de quelle façon implacable et brutale !…

Il est curieux que dans ce même livre, en cherchant à maintes reprises à justifier la « concentration » provisoire du pouvoir que le gouvernement confia le 27 août ([2]) à lui tout seul, Kérensky observe : « Pour lutter contre une conspiration dirigée par une volonté unipersonnelle, l’État doit opposer à cette volonté un pouvoir capable d’agir promptement et résolument. Un tel pouvoir ne peut être collectif ; il ne peut, surtout, être un pouvoir de coalition ».

  1. Kérensky : L’affaire Kornilov.
  2. Jour de l’offensive de Kornilov.