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tendances. Un certain conservatisme, l’habitude, l’idée qu’« il en a toujours été ainsi », les suggestions de l’Église, tout cela déterminait une certaine attitude à l’égard du régime existant, comme de quelque chose de naturel et d’immuable.

Dans l’esprit et dans le cœur d’un simple soldat, l’idée monarchiste était pour ainsi dire à l’état potentiel, tantôt s’épanouissant jusqu’à l’exaltation au contact immédiat du tsar (revues, visites aux armées, certains ordres du jour, etc.), tantôt s’effaçant jusqu’à l’indifférence.

Quoi qu’il en soit, l’état d’esprit de l’armée était assez favorable tant à l’idée monarchiste qu’à la dynastie. Il aurait été facile de le maintenir.

Mais à Pétrograd et à Tsarskoïé était ourdie une trame gluante faite de boue, de corruption et de crimes. La vérité, corsée de bruits fantastiques, pénétrait dans les coins les plus reculés du pays et de l’armée, excitant tantôt la douleur, tantôt une joie mauvaise. Les membres de la dynastie Romanov n’ont pas su sauvegarder l’« idée » que les monarchistes orthodoxes voulaient entourer d’une auréole de grandeur, de noblesse et de vénération.

Je me rappelle l’impression d’une séance de la Douma d’Empire où je me trouvai par hasard.

Pour la première fois on entendit à la tribune de la Douma l’avertissement de Goutchkov faisant allusion à Raspoutine :

« Quelque chose va mal dans le pays… »

L’assistance, jusque-là bruyante, se tut, et chaque parole, prononcée à mi-voix, retentissait, distincte, dans les coins les plus reculés de la salle. Quelque chose de sombre, de catastrophique menaçait la marche cadencée de l’histoire russe…

Je ne vais pas fouiller dans la boue qui déborda les hôtels des ministères et les appartements intimes du tsar, où avait accès le sordide et cynique « allumeur de cierges », disposant à son gré des ministres, des dirigeants et des évêques.

On raconte que Raspoutine ayant cherché à pénétrer au Grand Quartier Général, le grand-duc Nicolas Nicolaevitch menaça de le pendre. Le général Alexéev lui était, lui aussi, décidément hostile. C’est grâce à ces deux personnalités que l’influence néfaste de Raspoutine n’a pas atteint l’ancienne armée.

Cependant, toutes sortes de bruits relatifs à l’influence de Raspoutine arrivaient jusqu’au front et la censure réunissait à ce propos de nombreux documents, y compris les lettres des soldats de l’armée active.

Mais l’impression la plus foudroyante fut produite par ce mot fatal :

— Trahison.

Ce mot avait trait à l’impératrice.

Dans l’armée, on se répétait ouvertement, en tout lieu et à toute heure, que l’impératrice aurait exigé avec insistance la paix