Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/16

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séparée ; qu’elle aurait trahi le maréchal Kitchener en prévenant les Allemands de son voyage, etc.

En évoquant le passé et l’impression qu’avaient produite dans l’armée les bruits de la trahison de l’impératrice, j’estime que cette circonstance eut la plus grande influence sur l’état d’esprit de l’armée, en ce qui concerne son attitude vis-à-vis de la dynastie, d’une part, et de la révolution, de l’autre.

Le général Alexéev, à qui je posai cette question angoissante, au printemps de 1917, me répondit évasivement et à contre-cœur :

« En examinant les papiers de l’impératrice, on a trouvé chez elle une carte avec des indications détaillées sur la disposition des armées au front. Cette carte n’était dressée qu’en deux exemplaires : un pour moi et un pour l’empereur. Cette trouvaille me fit une impression très pénible… Sait-on jamais qui a pu s’en servir ?… »

L’histoire élucidera sans doute l’influence incontestablement négative que l’impératrice Alexandra Féodorovna a exercée sur le gouvernement de l’État russe dans la période qui précéda la révolution. Quant à sa « trahison », ce bruit malencontreux n’a été confirmé par aucun fait et fut, plus tard, réfuté à la suite de l’enquête dirigée par la commission de Mouraviev, nommée à cet effet par le gouvernement Provisoire, et à laquelle prirent part des représentants du Soviet.

Reste le troisième principe fondamental de l’ancienne armée : la Patrie. Hélas ! Dans le bruit assourdissant des phrases patriotiques, répétées à l’infini aux quatre coins de la terre russe, nous avons laissé inaperçu le défaut organique du peuple russe et qui lui est inhérent : le manque de patriotisme.

Quelle était l’influence exercée sur la mentalité de l’ancienne armée par l’idée de « la patrie » ? Tandis que les couches supérieures de la classe cultivée russe se rendaient parfaitement compte des causes de l’incendie mondial qui venait d’éclater : la lutte des États pour l’hégémonie politique et, surtout, économique ; pour les détroits et les voies libres ; pour les débouchés et les colonies, — lutte où le rôle de la Russie n’était que de se défendre, — la classe intellectuelle moyenne, y compris les officiers, se bornait, le plus souvent, à voir les prétextes — plus évidents, plus accessibles à leur compréhension. Personne ne voulait la guerre, sauf, peut-être, l’ardente jeunesse militaire, avide d’exploits ; on était convaincu que le pouvoir prendrait toutes les mesures indispensables pour éviter le conflit. Peu à peu, cependant, on se persuadait que celui-ci était inévitable ; quant aux prétextes, il n’y avait là aucune agression de notre part, aucun intérêt pour nous ; ils éveillaient, d’autre part, des sympathies sincères pour les faibles opprimés, se trouvant ainsi en