Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/234

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Il se peut, toutefois, qu’on aurait pu lutter contre ce torrent de paroles hypocrites et mensongères qui affluaient de Pétrograd et des Soviets locaux et qui trouvaient un écho chez les démagogues de l’armée, si l’on ne s’était trouvé en face d’un phénomène qui paralysait tous les efforts des commandants militaires ; c’était l’instinct animal de la conservation qui s’était emparé entièrement des soldats dans leur masse. Ce sentiment avait toujours existé, mais il était refoulé par l’exemple du devoir accompli, par des lueurs intermittentes de conscience nationale, par une certaine pudeur enfin, par la peur et la contrainte. Lorsque ces mobiles cessèrent d’agir et lorsque pour endormir la conscience déjà si faible des masses apparut tout un arsenal de nouvelles idées et de conceptions qui justifiaient l’égoïsme animal le plus primitif et lui prêtaient des motifs idéologiques, alors l’armée ne put plus exister. Ce sentiment de conservation annihila tous les efforts des chefs, détruisit les principes moraux et l’essence même de l’ordre militaire.

Et quelque chose d’inouï commença ([1]).

* * *


… Dans un vaste champ, autant que l’œil peut voir, s’étendent les lignes infinies des tranchées russes et allemandes, tantôt rapprochées, entremêlant leurs fils de fer barbelés, tantôt s’éloignant les unes des autres et se perdant au loin derrière la crête verte des collines. Le soleil est déjà haut, mais un silence absolu règne alentour. Ce sont les Allemands qui sont les premiers levés. Ici et là, de derrière les tranchées on distingue leurs silhouettes ; il y en a qui montent sur le parapet pour y étendre au soleil les habits trempés de l’humidité de la nuit… La sentinelle de notre tranchée de premières lignes ouvre des yeux encore pleins de sommeil, s’étire paresseusement et jette un regard indifférent sur les tranchées ennemies… Un soldat, en chemise sale, pieds nus, la capote ne tenant qu’aux épaules, sort de la tranchée et, frissonnant à l’air frais du matin, s’en va lentement vers les positions allemandes où, entre les deux lignes ennemies, se trouve la « boîte aux lettres » de laquelle il prend le dernier numéro du journal allemand, le « Messager russe », et la proposition adressée aux soldats russes d’échanger des marchandises.

Toujours le silence. Pas un coup de canon. La semaine précédente, le comité du régiment avait fait paraître un arrêté, prohibant le tir contre les positions ennemies et même le tir d’épreuve dans le but de fixer les distances ; on n’avait qu’à les repérer sur la carte. Le commandant d’artillerie, membre du dit comité, avait entièrement approuvé l’arrêté. Lorsque, hier, le commandant d’une

  1. Ici je donne à mon exposé de la vie sur le front la forme d’un récit, dont, toutefois, les moindres épisodes sont des faits réels, pris sur le vif.