Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/236

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n’avons pas creusé un seul passage de communication avec les tranchées de premières lignes.

Ceux qui jouaient aux cartes ne tournèrent pas même la tête ; quelqu’un à mi-voix marmonna : « c’est bon. » Celui qui lisait le journal se souleva et déclara avec désinvolture :

— La compagnie ne veut pas creuser de passages, car cela signifierait des préparations à l’offensive, et le comité a arrêté…

— Allons, vous n’y entendez rien. Et pourquoi aussi parlez-vous pour toute la compagnie ? Si même il n’était question que de se défendre, à la moindre alerte nous serions perdus : la compagnie ne pourrait jamais passer aux premières lignes par un seul boyau.

Et là-dessus, avec un geste de lassitude, il passa outre. C’était à désespérer. Chaque fois qu’il avait tenté de leur parler plus longuement, à cœur ouvert, ils l’avaient écouté avec attention, — ils aimaient à causer avec lui ; somme toute, sa compagnie, à sa manière, ne lui voulait que du bien. Mais il sentait qu’entre eux et lui un mur épais s’était élevé contre lequel se brisaient ses meilleurs élans. Il avait perdu le chemin de leur âme ; il s’était égaré dans les ténèbres de grossièreté, de méfiance et de suspicion qui remplissaient en ce moment l’âme des soldats. Peut-être ne sait-il plus comment leur parler, quels mots employer ? Ce n’est pas cela. Fort peu de temps avant la guerre, étant encore étudiant, il s’était pris d’une sympathie passionnée pour le mouvement révolutionnaire ; il avait alors causé avec le peuple dans les campagnes, dans les usines, et avait su trouver les mots « vrais », dont le sens était accessible à tous. Mais quelles paroles sauraient faire affronter la mort à des hommes dont tous les sentiments étaient dominés par un seul instinct, celui de la conservation.

L’apparition soudaine du colonel interrompit le cours de ses pensées.

— C’est le diable ! L’officier de service n’est pas à son poste. Les hommes sont à peine habillés. De la saleté, de la puanteur partout. À quoi pensez-vous donc, lieutenant ?

Le colonel à cheveux gris, parcourut les rangs des soldats d’un regard sévère qui imposait qu’on le veuille ou non. Ceux-ci se levèrent précipitamment. Ayant regardé par l’embrasure, il se recula, stupéfait, et demanda nerveusement :

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Au beau milieu du champ, entre les clôtures de fils de fer barbelés un vrai marché était établi : des soldats allemands et les nôtres échangeaient de l’eau-de-vie, du tabac, du lard et du pain. À l’écart, un officier allemand, robuste, au teint coloré et au regard arrogant, était à moitié couché sur l’herbe et parlait au soldat Soloveitchik. Détail curieux : l’insolent et hardi Soloveitchik se tenait devant lui dans une attitude décente et respectueuse. Le colonel, repoussant le guetteur, lui prit des mains le fusil qu’il plaça dans l’embrasure. Un murmure courut parmi les soldats :