Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/243

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à la Khodynka ([1]) ou sur le Champ de Mars ([2]), un jour de fête. La révolution n’avait pu transformer, du jour au lendemain, ni son intelligence, ni sa mentalité. Seulement, l’ayant abasourdie elle l’avait rendue nerveuse, impressionnable et réagissant violemment à toutes les influences extérieures. Une quantité de mots — les uns d’une grande élévation morale, les autres bassement criminels — traversaient la conscience de ces gens, cette conscience qui comme un tamis, laissait passer toutes les idéologies nouvelles et ne retenait que les parcelles qui pouvaient avoir une application réelle à leur vie de tous les jours, leur vie de soldats, de paysans, d’ouvriers. Et cette application devait être, à tout prix, positive et servir à un but immédiat. De là l’inutilité absolue de tous les effets oratoires par lequel, à l’exemple du Ministre de la Guerre, on tentait d’influer sur les masses de l’armée ; de là, aussi, l’absurde sympathie et les marques d’intérêt passionné que la foule manifestait sans distinction à des orateurs de tendances nettement opposées, ainsi que les conclusions inattendue que cette même foule tirait des paroles des orateurs et qui plongeaient ceux-ci dans l’effroi et la perplexité.

Dans ces conditions-là, quel sens immédiat pouvaient avoir pour la masse populaire des idées comme le devoir, l’honneur, les intérêts nationaux, selon l’une des terminologies — et, d’après l’autre, des notions telles que : annexions, contributions, droits des nationalités et autres termes obscurs ?

Tout le régiment était là, les meetings attiraient les soldats comme tout autre spectacle. Le 2ème bataillon qui se trouvait sur les positions, envoya aussi des délégués — presque le tiers de ses soldats. Au milieu de la plate-forme s’élevait une estrade pour les orateurs, ornée de drapeaux rouges, décolorés par le temps et la pluie depuis que l’estrade avait été érigée à l’occasion de la revue du régiment par le commandant de l’armée. Actuellement les revues se pratiquent non plus sur le front, mais du haut d’une tribune. Aujourd’hui deux questions étaient inscrites à l’ordre du jour : 1° rapport de la commission économique sur le ravitaillement des officiers ; 2° rapport de l’orateur, camarade Sklianka, qu’on avait spécialement fait venir du Sovdep (Soviet des députés ouvriers et soldats) de Moscou pour renseigner les troupes sur la situation politique actuelle (la formation du Ministère de coalition).

La semaine précédente un meeting avait failli dégénérer en graves désordres, à la suite de la déclaration d’une des compagnies, que les soldats étaient réduits à manger les lentilles abhorrées et la soupe aux choux maigre, et que tous les gruaux et tout le beurre allaient aux officiers. C’était pure invention. Néanmoins, il avait été décidé d’examiner l’affaire en question et d’en présenter

  1. À Moscou.
  2. À Pétrograd.