Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/244

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

le rapport à l’assemblée générale du régiment. Le rapporteur était un membre du Comité, le commandant Pétrov, qui avait été, l’année précédente, destitué de ses fonctions d’intendant et qui, maintenant, se vengeait. Mesquinement et malignement, il énumérait avec une ironie agaçante tous les petits manquements et insuffisances, — il n’y en avait pas de graves — et qui, d’ailleurs, ne se rapportaient pas à la question de l’intendance du régiment, et lisait son rapport d’une voix traînante, monotone. La foule un instant apaisée, cessa d’écouter et une rumeur s’éleva, de tous côtés on entendait :

— Assez !

— Cela suffit !

Le président du Comité interrompit la lecture du rapport et proposa aux « camarades désireux de se faire entendre » de prendre la parole. Un soldat monta sur l’estrade — grand, gros — qui commença d’une voix hystérique :

— Camarades, vous avez entendu ? Voilà où s’en va le bien des soldats Nous souffrons de toute manière, c’est à peine si nous sommes vêtus, nous sommes dévorés de vermine, nous avons faim, et ils nous ôtent le dernier morceau de la bouche…

À mesure qu’il parlait, une surexcitation nerveuse s’emparait de la foule, une sourde rumeur montait et des exclamations approbatives se faisaient entendre :

— Quand donc cela finira-t-il ? Nous sommes rendus, tués de fatigue…

Soudain, des derniers rangs résonna la basse tonnante de Iasny qui couvrit la voix de l’orateur et celle de la foule :

— Quelle compagnie ?

Il y eut un mouvement de confusion. L’orateur se tut. On entendit des cris indignés à l’adresse de Iasny.

— De quelle compagnie es-tu ?

— De la 7ème.

Des voix s’élevèrent dans les rangs des soldats :

— Ce n’est pas vrai, nous ne le connaissons pas, dans la 7ème

— Attends donc, l’ami, tonnait toujours Iasny, n’est-ce pas toi qui es arrivé, ce matin, avec les nouvelles réserves, tu portais encore l’écriteau. Quand donc as-tu eu le temps de te fatiguer pareillement, pauvre homme !

L’humeur et l’attitude de la foule changèrent instantanément. Ce furent des coups de sifflets, des rires, des cris, des plaisanteries, et l’orateur malencontreux disparut dans la foule. Quelqu’un prononça : « La résolution » !

Sur l’estrade parut de nouveau le commandant Pétrov qui se mit à lire la résolution d’avance préparée, proposant de réduire les officiers à la ration des soldats. Mais on ne l’écoutait plus. Deux, trois voix crièrent : « c’est juste ». Pétrov hésita un instant, puis mit la résolution dans sa poche et descendit de l’estrade.