Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/287

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il fit un éloge enthousiaste de Broussilov et déclara que l’armée manifestait d’excellentes dispositions : les relations entre soldats et officiers étaient parfaites. Au cours de la longue conversation qu’il eut avec le général Alexéiev, il ne prononça pas un mot touchant les changements qu’il projetait, mais l’attitude un peu gênée de son entourage nous fit comprendre que tout était décidé. Je n’osai rapporter au généralissime les bruits qui couraient. Je pris cependant certaines mesures pour éviter au chef suprême les embarras d’une situation fausse : je lui demandai de différer la tournée qu’il devait faire sur le front Ouest.


Effectivement, dans la nuit du 21 au 22, une dépêche arriva, annonçant la révocation du général Alexéiev : il était mis à la disposition du gouvernement provisoire et remplacé par le général Broussilov. Le généralissime dormait : il fut réveillé par le Général-quartier-maître Yousefovitch qui lui remit la dépêche. Le chef en fut profondément troublé : les larmes lui jaillirent des yeux. Que les anciens membres du gouvernement provisoire qui vivent encore me pardonnent la vulgarité de mon langage : je dois à la vérité de rapporter la phrase suivante que le général Alexéiev laissa échapper, en causant avec moi : « Les âmes basses ! ils m’ont mis à la porte comme un laquais ! »

C’est ainsi que quitta l’arène — pour un temps — un homme d’État de haute valeur, un chef militaire distingué. Faut-il inscrire au nombre de ses vertus ou à celui de ses défauts l’irréprochable loyalisme qu’il mit dans ses rapports avec le gouvernement provisoire ?

Le lendemain, au Soviet des députés ouvriers et soldats, M. Kérensky, interpellé sur le discours du généralissime au congrès des officiers et sur les suites qu’il pensait y donner, déclara que le général Alexéiev était révoqué, et « que, lui, Kérensky, était partisan des méthodes d’un ancien ministre de la guerre français : il faut que la discipline du devoir ( ?) soit, avant tout, pratiquée par les chefs ». Là-dessus, le bolchevik Rosenfeld (Kamenev) exprima son entière satisfaction : la décision de Kérensky répondait aux désirs que le Soviet avait mainte fois manifestés.

Voici l’ordre du jour où le général Alexéiev fait ses adieux aux armées :

« Trois ans ou presque j’ai suivi avec vous la voie douloureuse de l’armée russe.

« J’ai vécu vos heures d’héroïsme avec une joie radieuse. J’ai souffert profondément aux jours de nos échecs. Mais j’ai toujours été soutenu par une foi ardente en la Divine Providence, dans les hautes destinées du peuple russe, dans la vaillance de notre soldat.

« En ce moment où les bases de notre puissance militaire sont ébranlées, je conserve la même foi. Sans elle, pourquoi vivre ?

« Je vous salue très bas, chers compagnons d’armes. Je salue tous ceux qui ont fait tout leur devoir, tous ceux dont le cœur vibre