Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/321

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

guerre, pour définir l’étendue de son pouvoir, a prononcé cette phrase significative :

— En vingt-quatre heures je puis congédier tout le haut commandement, et l’armée ne protestera pas.

Dans d’autres discours, sur le front ouest, il disait aux troupes :

— Au temps du tsar, on vous poussait au combat à coups de knout ; vous aviez, dans le dos, des mitrailleuses… Les généraux du tsar vous menaient à la boucherie. Mais aujourd’hui chaque goutte de votre sang a son prix…

Au pied de la tribune où trônait le ministre, je me tenais, moi, le commandant en chef, et mon cœur se serrait douloureusement. Ma conscience parlait aussi : — C’est faux… Et je me rappelais le passé : mes braves tirailleurs de la division de fer qui ne formaient tout d’abord que huit bataillons et douze dans la suite ont fait plus de 60.000 prisonniers, ont enlevé 43 canons à l’ennemi — et jamais je n’ai eu de mitrailleuses pour les pousser au combat. À Mésoliabortch, à Loutovisko, à Loutzk, à Tchartérysky, je ne les ai pas conduits à la boucherie. Ces lieux glorieux sont familiers à l’ex-commandant en chef du front ouest…

Mais on aurait tout pardonné, tout supporté si la préparation de la victoire l’exigeait, si cela avait pu aiguillonner le soldat et le pousser à l’offensive…

Je me permettrai de faire un parallèle.

Sur notre front, Sokolov, accompagné d’autres députés de Pétrograd, vint visiter le 703ème régiment de Souram. Il y arrivait dans la noble intention de combattre l’ignorance épaisse, la décomposition morale, particulièrement avancée dans ce régiment. On le roua de coups. Nous fûmes tous profondément indignés contre cette horde sauvage de bandits. L’alarme fut générale : les comités de toutes catégories désavouèrent, à plusieurs reprises, cet odieux attentat. Dans des discours pleins de menaces, dans des ordres du jour indignés, le ministre de la guerre condamna l’ignoble conduite des hommes de Souram. Il adressa, par dépêche, l’expression de toute sa condoléance à Sokolov…

Voici un autre fait :

Je me rappelle parfaitement en janvier 1915, où nous étions près de Loutovisko. Par un froid cruel, enfonçant dans la neige jusqu’à la ceinture, le colonel Noskov, l’héroïque manchot, combattait sans défaillance à côté de mes tirailleurs. Il conduisait son régiment à l’assaut des pentes escarpées, inaccessibles, de la hauteur 804… À ce moment, la mort l’épargna. Récemment, deux compagnies sont venues, ont demandé à voir le général Noskov, l’ont entouré et, après l’avoir tué, sont reparties.

Je poserai une question à M. le Ministre de la Guerre : a-t-il, de toute la puissance de sa parole enflammée, de toute la force de sa colère, de tout le poids de son autorité, accablé les infâmes