Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/331

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sa première déclaration, le gouvernement avait promis, avec une légèreté inconcevable, « de ne pas désarmer les troupes qui avaient pris part au mouvement révolutionnaire et de les maintenir à Pétrograd ». Le nouveau projet s’effondra d’ailleurs au départ de Kornilov ; ceux qui remplacèrent le général, nommés successivement par Kérensky, étaient trop indécis au point de vue politique et trop ignorants au point de vue militaire pour diriger un ensemble de troupes aussi considérables.

À la fin d’avril, Goutchkov, avant de démissionner, désira nommer Kornilov au poste de commandant en chef du front nord, poste que laissait vacant la destitution du général Roussky. Le général Alexéiev et moi, nous étions en conférence avec Thomas et les représentants de l’armée française, quand on vint me prier d’aller à l’appareil Hughes pour m’entretenir avec le ministre de la guerre. Je devais servir d’intermédiaire entre le général Alexéiev qui siégeait à la conférence et Goutchkov alité par la maladie. Les pourparlers furent très compliqués et très laborieux : j’étais forcé de donner une forme quelque peu conventionnelle aux propositions que je communiquais. Goutchkov insistait, Alexéiev résistait. Plus de six fois, je transmis des répliques dont le ton, mesuré au début, devenait de plus en plus vif.

Goutchkov appuyait sur la désorganisation du front nord : il fallait un chef énergique. Il estimait nécessaire de ne pas éloigner Kornilov de Pétrograd : on devait prévoir toutes les éventualités politiques… Alexéiev répondait par un refus catégorique. Il se taisait sur « les éventualités politiques » mais alléguait la jeunesse, le manque d’expérience de Kornilov, l’inopportunité de le nommer plutôt que d’autres généraux plus expérimentés et mieux renseignés sur ce secteur, le général Dragomirov (Abram) par exemple. Cependant, le lendemain, une dépêche officielle du ministre à propos de la nomination de Kornilov ayant été reçue, Alexéiev déclara qu’il s’y opposait formellement et que, si l’on passait outre, il quitterait immédiatement son poste.

Jamais encore le généralissime n’avait été aussi inflexible dans ses rapports avec Pétrograd. Plusieurs, parmi lesquels Kornilov lui-même — il me l’a avoué depuis — ont eu l’impression qu’il s’agissait de quelque chose de plus sérieux que la nomination d’un commandant en chef… il y avait aussi l’appréhension de voir surgir « le futur dictateur ». Cette supposition tombe d’ailleurs si l’on se rappelle qu’on voulait — avec l’assentiment d’Alexéiev — organiser un front de Pétrograd, spécialement pour Kornilov, circonstance de la plus haute importance et grosse d’éventualités.

Au début de mai, Kornilov prit le commandement de la 8ème armée, sur le front sud-ouest. Le général Dragomirov fut nommé commandant en chef du front nord.

Et c’est là une deuxième circonstance qui permettra de com-