Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/337

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais, à côté d’articles clairs et indiscutables, il y avait, dans le projet établi par les bureaux du Grand quartier, plusieurs paragraphes qui trahissaient l’esprit bureaucratique, et qui n’étaient pas viables. Ainsi, pour rendre la discipline plus acceptable et pour éviter de choquer la démocratie révolutionnaire, les auteurs du programme avaient imaginé une échelle détaillée des plus curieuses, où les peines étaient exactement proportionnées aux manquements à la discipline. Et cela à une époque où le torrent de la vie débordait, tous les rapports sociaux étaient foulés aux pieds, toute règle abolie, où chaque jour de nouvelles impulsions innombrables ébranlaient et transformaient l’ordre établi.

Quoi qu’il en fût, le commandement suprême s’était engagé dans la bonne voie ; la personnalité même de Kornilov garantissait que le gouvernement serait contraint de marcher, lui aussi, par ce chemin. Évidemment, on aurait à soutenir une interminable lutte contre les Soviets, les Comités et les soldats. Mais on était encouragé par la netteté du programme, on pouvait travailler sur un terrain ferme. D’autre part, les innovations de Kornilov avaient l’appui du ministère de la guerre, administré par Savinkov : on pouvait espérer qu’on en finirait bientôt avec les indécisions, les hésitations de Kérensky. Le sentiment du gouvernement provisoire, dans son ensemble, n’avait, pratiquement, aucune importance ; il n’aurait pu, du reste, s’exprimer dans un acte officiel… Kérensky semblait alors échapper quelque peu à la pression du Soviet ; mais, de même qu’il tranchait, autrefois, les questions politiques les plus importantes en dehors du gouvernement, avec le concours des groupes essentiels du Soviet, maintenant, au mois d’août, les affaires d’État étaient gérées, par-dessus la tête des socialistes et des libéraux du gouvernement, par un triumvirat composé de Kérensky, de Nékrassov et de Téréchtenko.

À la fin de la séance, Kornilov me demanda de rester auprès de lui et, lorsque tout le monde fut parti, il me dit à voix basse, il murmura presque :

— Il faut lutter. Autrement, le pays est perdu. X… est venu me voir. Il nourrit toujours son projet de coup d’État : il veut mettre sur le trône le grand duc Dimitri Pavlovitch. Il fait ses préparatifs et m’a proposé de collaborer avec lui. Je lui ai déclaré nettement que je ne m’engagerai dans aucune aventure des Romanov. Le gouvernement, de son côté, se sait absolument impuissant. On me propose d’en faire partie. Je ne le veux pas. Ces messieurs ont trop d’attaches aux Soviets, ils sont incapables de prendre une décision ferme. Je leur dis ceci : donnez-moi le pouvoir et j’entreprends la lutte décisive. Il faut conduire la Russie jusqu’à la réunion de l’Assemblée Constituante. À ce moment-là, qu’on fasse ce qu’on voudra. Je me retirerai et ne gênerai personne. Antoine Ivanovitch, puis-je compter sur votre appui ?

— Pleinement.