Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/356

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tachant d’éclairs sanglants les nuages épais qui pesaient sur la Russie. Et nous attendions…

Jamais je n’oublierai cette nuit-là. Ma mémoire a gardé, dans leur intégrité, les impressions de ces heures d’inquiétude : je les ressens encore. Les rapports télégraphiques se succédaient par fil direct : on pourrait s’entendre, semblait-il… Aucun espoir de conciliation… Le commandement suprême avait été offert à Klembovsky… Klembovsky refuserait, probablement… L’une après l’autre m’arrivaient les copies des dépêches adressées au gouvernement provisoire par tous les commandants des armées du front, par le général Elsner et par plusieurs officiers supérieurs : tous, ils se ralliaient à mes déclarations. Chacun faisait son devoir de citoyen ; c’était très courageux dans cette atmosphère surchargée de haine et de soupçon… Mais on ne pouvait plus remplir son devoir de soldat… Enfin une voix désespérée s’éleva du Grand Quartier Général. Impossible de qualifier autrement l’ordre du jour de Kornilov, arrivé dans la nuit du 27 au 28 :

« La première partie de la dépêche n° 4163 ([1]) du ministre-président est un mensonge formel. Ce n’est pas moi qui ai envoyé au gouvernement provisoire V. Lvov, membre de la Douma d’Empire ; c’est lui qui est venu chez moi, délégué par le ministre-président. Alexis Aladyne, membre de la Douma d’Empire, peut en témoigner.

Ainsi, une monstrueuse provocation a été perpétrée : l’enjeu de la partie est le sort du Pays.

Hommes russes ! Notre grande patrie se meurt. L’heure de sa fin est proche.

Je suis forcé d’agir ouvertement ; et je déclare, moi, le général Kornilov, que le gouvernement provisoire, cédant à la pression de la majorité bolcheviste des Soviets, agit conformément aux plans du grand état-major allemand : il assassine l’armée et bouleverse le pays, à l’intérieur, au moment même où l’ennemi prépare une descente sur la côte de Riga.

La ruine de la patrie est imminente, j’en ai la triste conviction. C’est pourquoi, à cette minute tragique, je fais appel à tous les vrais Russes : il faut sauver le Pays qui se meurt. Vous tous qui sentez un cœur russe battre dans votre poitrine, vous tous qui croyez en Dieu — allez dans les églises supplier le Seigneur d’accomplir un suprême miracle : qu’Il sauve notre terre natale.

Moi, le général Kornilov, fils d’un paysan-cosaque, je déclare

  1. L’état-major n’a pas reçu cette dépêche. Voici comment Kérensky présente l’incident Lvov : « Le 26 août, le général Kornilov m’envoya V.-N Lvov, membre de la Douma d’Empire. Il l’avait chargé d’exiger la remise par le Gouvernement Provisoire de tous les pouvoirs civils et militaires. Il aurait constitué ensuite, à son gré, un nouveau gouvernement. »