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Page:Des Érables - La guerre de Russie, aventures d'un soldat de la Grande Armée, c1896.djvu/112

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le seul coupable. Pour exécuter ce beau projet, je me mis à remuer bras et jambes afin de sortir de mon étroite cachette. Mais j’avais compté sans mon singulier camarade de lit. Il pesa sur moi de tout son poids et me pinça rudement, comme pour me faire comprendre que toute tentative de révolte serait sévèrement réprimée.

Au même instant un bruit de pas se fit entendre dans l’escalier. Les cosaques venaient fouiller la maison.

Lorsqu’ils entrèrent dans ma chambre, je fus sur le point de me trahir, tellement la frayeur me faisait perdre la tête. Quant au Polonais, il ronflait plus fort que jamais.

— En voilà un qui s’est couché de bonne heure, dit le premier cosaque, un brigadier sans doute, car l’autre ajouta immédiatement :

— Vous avez raison !

— Il est très-fatigué, dit le comte, qui accompagnait les cavaliers.

— On le voit, très fatigué, reprit le cosaque numéro un.

Et, riant aux éclats, il imita le geste d’un homme qui boit.

Le cosaque numéro deux regarda sous le lit et même dans la cheminée, puis les deux chasseurs d’hommes quittèrent la chambre pour continuer ailleurs leurs perquisitions. Dix minutes — dix siècles — après, retentissait au dehors le galop de leurs chevaux.

Alors je sortis de ma cachette. Serrant la main du brave Polonais, je lui témoignai ma reconnaissance, m’exprimant en français, en flamand, en espagnol, mais sans pouvoir lui dire un mot de sa propre langue.

Le comte vint nous rejoindre.

— Nous voilà tranquilles pour plusieurs jours, me dit-il ; j’ai offert quelques petits verres d’eau-de-vie à ces braves garçons qui ne manqueront pas de vanter partout mon respect sans bornes pour la volonté de l’empereur.

— Monsieur le comte, répondis-je d’une voix émue, je regrette infiniment de vous avoir causé tant d’inquiétude. Je vous en prie, laissez-moi partir. La nuit arrivera bientôt et, grâce à l’obscurité, je pourrai atteindre la forêt sans être vu.

Le comte ne me laissa pas achever.

— Inutile d’insister, reprit-il, vous partirez lorsque vous serez rétabli et pas avant. À quinze lieues d’ici demeure un de mes amis qui habite un château au milieu des bois. Ce grand garçon, continua-t-il en me montrant le Polonais qui achevait de s’habiller, vous conduira jusque là. Vous serez muni d’une lettre de recommandation, mon ami vous fera bon accueil et vous procurera un guide pour vous conduire en Autriche.

Il n’y avait plus rien à répondre ; je voulus remercier l’homme généreux auquel je devais la vie, mais il ne m’écouta pas. Il descendit après m’avoir recommandé de le rejoindre.

Un excellent repas nous attendait. J’y fis grand honneur malgré mon émotion, puis, chaudement couvert d’une immense robe de chambre fourrée, je pus m’étendre dans un large fauteuil au coin d’un bon feu.

Quelles prières ardentes j’adressais à Dieu pour ces nobles cœurs qui me témoignaient tant d’intérêt, s’exposaient à de si grands dangers pour secourir un pauvre soldat que leur charité avait arraché à la mort !

La comtesse, de sa voix douce qui résonnait à mon oreille comme une musique céleste, me pria de raconter mon histoire. Je la vis plus d’une fois émue, surtout lorsque je lui parlai de mes parents qui avaient pleuré toutes les larmes de leurs yeux en me voyant partir.