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LA GRANDE ARMÉE

paix. D’un autre côté, l’Espagne et le Portugal, qui coûtaient à cette époque beaucoup d’argent et de soldats, paraissaient fatigués et découragés, et toute l’Europe comptait sur une ère de paix et de prospérité.

Napoléon lui-même, qui, avec l’âge, commençait à prendre de l’embonpoint, n’était plus l’ardent guerrier d’autrefois et semblait n’avoir d’autre désir que de se reposer sur ses lauriers.

Mais à cette époque, dit Alfred Assolant, à qui j’emprunte les détails qui précèdent, toute la puissance de l’empereur était plutôt apparente que réelle. Au-delà des frontières de la vieille France, les peuples n’obéissaient qu’à la force et la France elle-même était épuisée d’hommes et d’argent.

La « consommation » en hommes devenait surtout effrayante. À l’ancienne armée de la République, dont il n’avait pas congédié un seul soldat, Napoléon ajoutait sans cesse de nouvelles levées : en 1804, soixante mille hommes ; en 1805, cent quarante mille ; en 1807, cent soixante mille, dont plus de quatre-vingt mille à prendre sur la classe de 1808, les classes précédentes, déjà épuisées, ne pouvant plus rien donner ; en 1808, deux cent quarante mille ; en 1809, soixante-seize mille, en 1810, cent soixante mille ; en 1811 cent vingt mille.

950,000 hommes en huit ans !

De plus, la guerre durant toujours, il n’accordait de congé à personne, si ce n’est aux invalides et à quelques vieux officiers suspects de sentiments républicains. Autrefois, pendant la guerre d’Égypte, Kléber l’avait surnommé le général aux mille hommes par jour ; mais ce temps était déjà loin, et l’on pouvait prévoir l’effroyable conscription de 1813 dans laquelle, on appela sous les armes un million et quarante mille hommes, chiffre qui paraîtrait fabuleux, s’il n’était attesté par des documents officiels.

Après l’entrevue de Tilsitt, où Napoléon et Alexandre s’embrassèrent, peu s’en fallut que les liens du sang ne vinssent unir les deux empereurs.

Le czar parut en effet disposé à marier une de ses sœurs à son nouvel ami. Mais sa mère, Catherine II, qui n’aimait pas Napoléon, se hâta de marier ses deux filles ainées à des princes allemands. Quant à la troisième, Anne Paulouna, dont il fut question un moment et qui faillit être impératrice des Français, on allégua sa grande jeunesse.

Napoléon se décida alors pour Marie-Louise, que l’empereur d’Autriche lui accorda volontiers et il garda rancune au czar de l’avoir exposé à la honte d’un refus.

Ce fut la première cause du refroidissement.

La seconde fut le refus d’Alexandre d’entrer dans la ligue du Blocus Continental organisée par Bonaparte, comme nous venons de le voir, pour ruiner l’Angleterre.

Il faut y ajouter aussi la situation de la Russie, couverte sur son flanc droit par le Pôle, sur le flanc gauche par la Mer Noire, adossée à l’immense Asie, et ne pouvant être attaquée que de face.

Une telle nation, qui peut se recruter des hordes tartares et les lancer un jour sur l’Europe civilisée, après leur avoir enseigné la discipline militaire, effrayait l’imagination de Napoléon, plus forte que son génie. De là, et d’un désir immodéré d’être partout le maître, le projet de creuser un fossé qui pût arrêter les migrations asiatiques.

Et la Pologne devait être ce fossé.

Mais, dit encore M. Assolant, la distance est grande du Rhin au Niémen, et l’épaisse Allemagne séparait les deux adversaires. Il fallait percer cette