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Page:Des Érables - La guerre de Russie, aventures d'un soldat de la Grande Armée, c1896.djvu/34

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VIE DE NAPOLEON Ier

Les forces vont me manquer, tout tourne autour de moi…

Mais moi aussi j’ai une mère qui ne me verra plus, si la faim m’empêche de suivre mes compagnons d’armes…

Me voici accroupi près de celui que je vais dépouiller.

Encore une fois, j’hésite.

Ce que j’ai mangé depuis quarante huit heures me tiendrait dans le creux de la main. J’éprouve les horribles tourments de la faim, et celui qui dort là vient de faire un copieux repas. J’ai le droit de lui emprunter quelques provisions et de prolonger ma vie… même en commettant un larcin.

Je ne raisonne pas davantage. Tirant mon couteau, je me propose de couper au moins la moitié du pain et du lard.

Et si le camarade se réveille ?

Je ne le lui conseille pas !

Heureusement, pour lui comme pour moi, le jeune soldat dormait profondément. Je constatai avec une vive satisfaction qu’il était plus riche que je ne l’avais supposé d’abord. Cela me tranquillisa quelque peu. En moins d’une seconde je me taillai une bonne portion de pain et de lard et me voilà de nouveau étendu, entre deux camarades qui ronflaient, en rêvant peut-être, comme je l’avais fait moi-même, qu’ils prenaient leur part d’un bon repas au logis paternel.

Il était temps…

L’homme aux provisions venait de se réveiller.

La lampe qui était sur le point de s’éteindre faute d’huile ne jetait plus autour d’elle qu’une faible clarté. Cependant je vis distinctement que le pauvre garçon s’empara de son sac avec une précipitation fiévreuse et se mit à le palper, comme pour s’assurer que ses provisions s’y trouvaient encore. Il fut sans doute satisfait de l’examen, car il se recoucha, la tête sur son trésor.

Je me hâtai de profiter de ma bonne fortune. Comme un gourmet qui veut prolonger les plaisirs de la table, je mangeai à petites bouchées le pain noir et la viande fumée dont la conquête m’avait causé une si vive émotion.

J’étais content de moi-même. N’avais-je pas été généreux ? Il m’eût été facile de prendre le trésor tout entier, et je m’étais contenté d’une faible portion !

Tout en mangeant.je songeais aux heureux de la terre, qui, lorsque les festins ont détruit leur santé, ne savent pas ou font semblant d’ignorer que beaucoup de leurs frères manquent du nécessaire.

Ah ! vous qui êtes riches, donnez de bon cœur à ceux que la misère éprouve ! Vous ferez ainsi une œuvre de miséricorde, et vous empêcherez peut-être plus d’une mauvaise action. La faim est une méchante conseillère, je l’éprouvai pendant cette nuit terrible. Dieu seul pourrait dire ce qui serait arrivé si mon voisin de chambrée se fût éveillé pendant que je lui dérobais ce que son égoïsme me refusait.

Mon repas terminé je m’endormis.

Vers trois heures du matin, les trompettes et les tambours nous tirèrent de notre sommeil. L’ordre de marcher en avant était enfin arrivé. Une heure plus tard, nous étions prêts pour le départ.