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SMOLENSK

en plus grand nombre et leur étendard flotte sur la crête. Chassés de nouveau, ils reviennent encore et ce n’est qu’à la quatrième charge que la victoire nous reste définitivement.

La nuit étant venue, les Russes se retirèrent en bon ordre et de nouveau notre cœur se serra à l’idée que l’ennemi profiterait de l’obscurité pour se dérober à nos coups.

Le matin, de bonne heure, je vis passer l’empereur qui, accompagné de quelques officiers, galopait du côté de l’ennemi, montant son légendaire cheval blanc et vêtu de sa vieille capote grise. Il me parut, comme à Austerlitz, le génie des combats.

— Course inutile grommela le brigadier Desbuttes, qui attendait comme moi près d’un feu de bivouac sa maigre portion de pommes de terre cuites sous la cendre ; ces gueux de Russes nous brûlent encore la politesse et nous irons jusqu’au bout de leur satané pays sans parvenir à les rejoindre !

Je voulus en avoir le cœur net et grimpai au sommet d’un pin très élevé qui dominait le champ de bataille

Non, cette fois-ci l’ennemi ne nous fuyait plus ; je vis au loin ses tentes innombrables et les longues files de ses chevaux au piquet.

Cependant la journée se passe sans combat ; des deux côtés on se prépare au choc qui non seulement décidera du sort de deux empires, mais dont le résultat se fera sentir dans toute l’Europe.

À deux heures du matin Napoléon se lève, sort de sa tente, regarde de tous côtés et murmure : “ Il fait beau, nous aurons le même temps qu’à Austerlitz. ”

À quatre heures, entouré de son escadron de service il visita la redoute conquise l’avant-veille, fit faire l’appel et donna des ordres pressés aux onze corps qui composaient son armée.

Au loin brillaient les feux du camp russe où, je l’ai su plus tard, on s’était bien nourri et bien chaussé pendant que nous n’avions pour lit que la terre froide et humide, et tout juste assez de vivres pour tromper notre faim.

À cinq heures, nous étions à cheval, et le capitaine commandant nous lut une nouvelle proclamation de l’empereur.

Notre cavalerie s’était réformée quelque peu, mais ce n’étaient plus les brillants régiments d’autrefois. Nous étions en tout à peu près 120,000 hommes, des hommes qui comptaient, par exemple, car presque tous nous avions bravé la mort sur vingt champs de bataille. Les lâches et les faibles nous avaient quittés depuis longtemps et chacun de nous était prêt à faire son devoir sans broncher.

À six heures, la danse commença. Nous avions près de six cents canons, dont deux cents environ ouvrirent le feu avec une précision remarquable. Ce fut un moment solennel ; la terre trembla et un frémissement parcourut nos rangs. Les Russes répondirent sur le même ton et l’action s’engagea sur toute la ligne.

Inutile de dire qu’en ce moment je ne m’amusais pas à remplir de notes les pages de mon carnet. Ce qui restait de mon régiment faisait partie de la division du Prince Eugène de Beauharnais chargé d’exécuter un mouvement du côté de Borodino, où la mêlée fut terrible.

Je reçus sur mon casque une dizaine de coups de sabre et ma cuirasse fut mise hors de service.