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XI

APRÈS LA BATAILLE

LES canons se taisent et la fusillade a cessé.

L’obscurité descend lentement sur la terre ; une nuit terrible va commencer. Des milliers de cadavres d’hommes et de chevaux jonchent le champ de bataille.

Demain les corbeaux et les loups qui nous suivent depuis quelques jours pourront se régaler à loisir.

Les blessés sont nombreux et les secours manquent. Heureux ceux que des camarades compatissants relèvent pour les coucher sur des lits improvisés en attendant que demain on les transporte à l’ambulance. On me dit qu’ici tout près s’élèvent les ruines d’un monastère où un grand nombre de blessés et de malades pourront attendre la guérison… ou la mort, cette grande libératrice.

Il va sans dire qu’il n’y a en ce moment ni compagnies, ni escadrons, ni régiments…

Demain ceux qui ont échappé au massacre se retrouveront peut-être ; avec les débris de cinq ou six régiments on en fera un nouveau qui, vingt-quatre heures plus tard, sera encore réduit à une poignée d’hommes.

Mais nous n’avons guère le temps de songer à tout cela. La plupart d’entre nous n’ont rien pris depuis la veille et une faim atroce nous torture. Des feux sont allumés pour lesquels le bois ne manque pas ; les roues et les affûts des canons nous fournissent plus de combustible que nous ne pourrions en user ; la chair des chevaux, malgré l’absence du sel, formera un menu dont nos estomacs peu difficiles se contenteront volontiers. Quant à l’eau pour le bouillon ou le thé, elle est d’une pureté plus que douteuse, car le sang des soldats a fait gonfler les ruisseaux.

Autour du camp veillent de nombreuses sentinelles dont les cris retentissent sans cesse. Au loin hurlent les loups qui attendent notre départ pour se lancer à la curée.

On croira sans peine que, malgré la fatigue, bien peu parmi nous jouirent des bienfaits d’un sommeil réparateur. Pour moi, j’eus la consolation de rencontrer mon capitaine que j’avais cru voir tomber mortellement blessé pendant la mêlée.

— Caron, me dit-il, je suis bien heureux de te voir et de te remercier pour le service que tu m’as rendu.