Page:Des Érables - La guerre de Russie, aventures d'un soldat de la Grande Armée, c1896.djvu/51

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— Moi, capitaine ? fis-je, tout surpris.

— Certainement, reprit l’officier ; tu m’as sauvé la vie en coupant le bras du cosaque dont la lance menaçait ma poitrine. Mon cheval reçut le coup qui m’était destiné, je tombai mais je me relevai sans blessures. J’ai parlé au colonel de ce que tu as fait aujourd’hui et en d’autres circonstances, demain l’empereur en sera prévenu et je te promets non seulement la croix des braves, mais aussi le grade d’officier que tu as mérité depuis longtemps.

Je me défendis de mon mieux contre ces louanges : qu’avais-je donc fait de si extraordinaire ? sabrer et être sabré, n’était-ce pas notre métier et notre sort ? J’avais fait mon devoir, rien de plus ; grâce à Dieu, on pouvait en dire autant de tous les soldats français !… Au fond, j’étais très-fier et bien content : Si je ne me faisais pas tuer dans ce pays de malheur, ma mère et ma fiancée seraient bien heureuses de me voir revenir avec le grade d’officier. Et qui sait si d’autres batailles n’emmèneraient pas d’autres grades ?

Pauvre humanité ! je marchais dans le sang, j’entendais de tous côtés les gémissements des blessés, je me heurtais à tout moment à des cadavres, la désolation régnait autour de moi, la mort planait au-dessus de nos têtes et je rêvais gloire, honneurs, joies et fêtes ! Je caressais les plus douces illusions, alors que, dans quelques heures peut-être, le soleil levant éclairerait mon dernier jour !

Aux premières lueurs de l’aurore, fatigué de chercher les survivants de mon escadron, je venais de gravir une petite côte d’où l’œil embrassait presque tout le champ de bataille, lorsque je m’entendis appeler par mon nom. Je me retournai et reconnus un sergent d’infanterie qui m’avait rendu un grand service pendant la guerre d’Espagne en m’empêchant de boire un verre de vin empoisonné qu’un fermier m’avait offert ; moins heureux que moi, trois soldats de mon escadron avaient payé de leur vie leur trop grande confiance dans la philanthropie espagnole.

Le pauvre homme, assis sur l’affût d’un canon, avait passé une bien triste nuit. Le bras gauche tracassé par un éclat d’obus, il avait perdu beaucoup de sang, et sa faiblesse était extrême. Quelques gouttes d’un cordial, don de mon capitaine, le ranimèrent.

— Si tu voulais, me dit-il, tu pourrais me procurer un grand soulagement. Dans ces vieux bâtiments que tu vois là-bas, au loin, plusieurs médecins soignent les blessés. Je sais que j’ai une amputation douloureuse à subir, mais mieux vaut cela que d’attendre ici que la gangrène me fasse mourir. Veux-tu me prêter l’appui de ton bras ?

— Certainement, répondis-je, mais ne vaut-il pas mieux attendre les fourgons de l’ambulance ?

— Non, reprit-il, je devrais attendre trop longtemps, car il y a un nombre incalculable de blessés et le service laisse beaucoup à désirer.

Nous nous mîmes en route à travers le champ de bataille que je n’essaierai pas de décrire. Si tous les monarques de la terre pouvaient voir pendant une seule minute l’horrible spectacle que nous avions devant les yeux, bien peu parmi eux auraient encore la cruauté de recourir aux armes pour agrandir leurs territoires ou résoudre ce qu’ils appellent des questions diplomatiques.

Nous n’avions pas fait dix pas que d’autres blessés, se traînant péniblement, se soutenant l’un l’autre, se mirent à nous suivre et lorsque nous arrivâmes à l’hôpital improvisé nous étions au moins une trentaine.